10/ Mer Noire : le massacre des dauphins

par Jean-Paul Mari |  publié le 14/08/2024

La guerre des hommes, sur l’eau et dans les profondeurs, provoque une hécatombe parmi les précieux cétacés marins

Dauphins dans le Bosphore sur leur chemin vers la mer Noir- Photo Berk Ozkan / ANADOLU AGENCY

En mai 2022, des biologistes marins découvrent plus de 89 dauphins morts échoués sur la côte près d’Odessa. Certains des mammifères marins présentent des blessures, d’autres ne montrent aucun signe évident de traumatisme. Mystère.Dès la fin mars, les Turcs avaient rapporté la découverte de plusieurs dizaines de dauphins morts sur les plages de Sinop et de Samsun, villes de la côte nord de la Turquie. Avec les mêmes signes, ou l’absence de lésions visibles.  En juin, à Constanta, grand port de la Roumanie, 50 cadavres de dauphins s’échouent sur le sable.

Et, en mars dernier, plusieurs dizaines de mammifères se sont échoués, cette fois de l’autre côté de la mer Noire, dans la baie de Sébastopol et sur les côtes de la Crimée occupée par les Russes.« Le courant a également amené sur nos côtes d’Odessa des baleines d’Azov tuées pendant la guerre dans les eaux occupées par la Russie de la mer Noire », précise Ivan Rusiev, chef du département de recherche du parc naturel national des estuaires de Tuzly, à une centaine de kilomètres au nord d’Odessa.

Cadavre de dauphin échoué sur une plage – D.R

En réalité, depuis le début des hostilités en 2022, l’échouage de dauphins morts sur le pourtour de la mer Noire est en augmentation constante, et dans des proportions alarmantes. Les écologistes estiment que la guerre serait directement responsable de la mort de plus de 5000 dauphins. La mer Noire, bordée par plusieurs pays, dont l’Ukraine, la Turquie, la Roumanie, la Bulgarie, la Géorgie, est un écosystème unique, mais fragile. C’est une mer semi-fermée, peu salée à cause des grands fleuves qui s’y déversent et ces échanges limités avec la Méditerranée rendent sa biodiversité particulièrement vulnérable. Plus grave, le rejet des eaux usées et des usines de la côte, dans cet espace semi-clos, en fait une des mers les plus polluées au monde.

La mer Noire- Carte

Pourtant, les dauphins sont là, et depuis toujours, comme l’attestent les fresques antiques. Trois espèces : le Dauphin commun à bec court, le Marsouin commun et le Grand dauphin. Prédateurs au sommet de la chaîne alimentaire, ils jouent un rôle crucial dans l’équilibre de l’écosystème d’une mer qui en a bien besoin. D’où l’inquiétude des biologistes.

Leurs autopsies ont révélé que les dauphins souffraient souvent de contusions et de traumatismes directs, mais aussi et surtout de lésions auditives graves, causées par l’exposition à des ondes sonores intenses, l’équivalent d’un puissant brouillage. Blessés, désorientés, paniqués, les dauphins dont le radar physiologique est vital, ne savent plus où aller, se cognent aux obstacles, ne voient plus les coques des navires, tournent en rond et finissent par s’échouer sur le sable des eaux peu profondes.  

Inutile de chercher bien longtemps pour trouver le coupable. Voilà plus de deux ans que la mer Noire est à feu et à sang. En surface, les drones et les missiles explosent, frappent navires de combat et cargos chargés de conteneurs. Quand ils coulent, ils emportent avec eux et libèrent des centaines de tonnes d’explosifs, de polluants chimiques, de mercure et d’hydrocarbures. Dans les profondeurs où la guerre continue, les mines font trembler la mer et des sous-marins font chauffer leurs puissants sonars militaires, à la recherche de l’ennemi caché, une irradiation acoustique permanente qui balaie la masse de l’eau, du fond à la surface.

Le scientifique Ivan Roussev à la recherche de dauphins morts dans le parc naturel
national des lagunes de Limans Tuzly- Photo Dimitar DILKOFF / AFP

Rien à voir avec l’extraordinaire finesse de « l’écholocation » d’un dauphin. En émettant une série de clics sonores, il peut déterminer la distance, la taille, la forme et même le type d’un poisson à plusieurs dizaines de mètres. Reliée à sa mâchoire inférieure, son oreille interne, véritable radar personnel, et à la fois d’une incroyable sensibilité et d’une grande fragilité. Qu’une bombe explose, qu’un sonar militaire se déclenche, et le voilà aveugle, muet et perdu, incapable de se nourrir, d’éviter les obstacles ou de trouver son chemin.

Au grand désespoir d’Ivan Rusev, le biologiste ukrainien, réduit, après chaque opération militaire, à arpenter le sable à la recherche des victimes collatérales de l’hécatombe.

A suivre…

Lire l’article précédent: « Isaac Babel, le génie de la Moldavanka« 

Jean-Paul Mari