17/Odessa, sens dessus dessous
Les Catacombes, labyrinthe géant de tunnels qui courent dans les profondeurs de la ville, disent toujours la guerre et son histoire aujourd’hui
Prenez une ville, une belle ville, d’un million d’habitants, avec un port, des quais, des immeubles de plusieurs étages et de somptueux monuments du XVIIIe à nos jours. Et retournez-la. Tout le volume des pierres qui a servi à construire la cité était là, sous les rues de la ville, dans ces mines, qui ne sont aujourd’hui qu’un immense espace vide. Odessa en creux.
Deux mille huit cents kilomètres de galeries, de quoi, en ligne droite, déboucher au large de Brest. Sauf que les « Catacombes d’Odessa » ne sont pas rectilignes, mais forment un formidable labyrinthe souterrain, grandes galeries, passages étroits, culs-de-sac sur plusieurs niveaux qui courent jusqu’à 60 mètres de profondeur.
Voici l’entrée, nichée dans le quartier de la Moldavanka. Une lourde porte en fer rouillé, un escalier de 127 marches ruisselant d’eau, de blocs de pierre disjoints, un calcaire vieux de cinq millions d’années, la poussière, l’humidité et le froid… on plonge, à la fois dans l’obscurité et dans l’histoire. D’abord, la plus récente, un abri antinucléaire, construit au temps de l’URSS, avec de lourdes portes de sas, des restes de masques à gaz, des tabliers de plomb, d’affiches en russe sur l’utilisation des équipements, les années cinquante, Moscou, le Parti, sa puissance et sa paranoïa. Quand l’URSS s’est effondrée, les oligarques locaux ont raflé les métaux rares entreposés, avant de prendre possession de l’endroit.
Et la mine elle-même, le sol bosselé, les portes basses, les trous et les pièges, des scies géantes sur les murs, les parois taillées au cordeau, les parois serrées qui semblent exhaler la sueur des hommes et des animaux. Dix compagnies minières extrayaient des blocs sciés à la main, transportés en sous-sol par des charrettes, remontés à la surface par des palans tirés par des chevaux, séchés pendant six mois avant d’être utilisés, une fourmilière des profondeurs étalée sur 162 km2 et 50 km le long de la côte.
On plonge encore. Voici l’« École du crime », vieille de plus d’un siècle. Les truands raflaient les gosses de la rue, orphelins affamés ou petits mendiants, et leur enseignaient l’art du vol à la tire, de l’effraction, du cambriolage bien fait. Il en reste les outils pédagogiques, serrures de tous calibres, cadenas, pinces. Monseigneur, vilebrequins et même un mannequin habillé d’un costume bourgeois aux multiples poches, mais garnies de petites clochettes. L’examen final consistait à détrousser le mannequin, mais sans faire tinter les cloches. Juste à côté, un grand salon, plutôt cosy, avec divans et samovars, accueillaient les truands en cavale.
Voilà dix ans, un effondrement a permis de mettre à jour un cachot pour femmes. Les Odessites, jeunes et jolies de préférence, qui avaient l’imprudence d’accepter un verre, perdaient conscience et se retrouvaient amnésiques, sans volonté, victimes de la « drogue du viol » de l’époque. De la fin du XIXe jusqu’aux années 20, des centaines de femmes sont passées par ce cachot. Les truands ne touchaient pas à la marchandise, mais exportaient leurs victimes par bateau vers les bordels d’Europe, d’Arabie ou de Constantinople.
L’Empire, la révolution, la Première Guerre mondiale, la Seconde Guerre mondiale et l’occupation roumaine, les Catacombes des profondeurs ont vécu au rythme des secousses en surface. Sur un mur, le portrait d’un jeune homme en uniforme, yeux noirs un peu fous, raconte l’histoire hallucinante d’Alexandre Glouchenko le partisan. En 194, les Roumains prennent la ville. Les patriotes se battent rue par rue, en se réfugiant dans les tunnels des Catacombes où les greniers et l’obscurité les protègent. Dix-neuf soldats se terrent là, dormant à même le sol, leurs armes à la main. L’indiscrétion d’une femme révèle leur cachette, dont l’Armée roumaine mure aussitôt l’entrée.
Pendant dix mois, Alexandre et ses camarades errent, une chandelle à la main dans l’inextricable labyrinthe, à la recherche d’une autre issue. En vain. Rendus fous par cette vie dans les cavernes, ils finissent par s’entretuer. Alexandre, seul survivant, continue à chercher, pendant deux ans, un puits vers l’air libre. Il finit par le trouver. En haut, les Roumains, chassés, ont été remplacés par les Russes du NKVD, la terrible police soviétique. L’officier note qu’il a reçu un vieillard malade et quasi mourant, « d’environ 80 ans »… Alexandre Glouchenko vient d’avoir 26 ans.
Suspecté, interrogé, Alexandre disparaît. Les Russes diront qu’il a sauté sur une mine dans une galerie, les historiens établiront qu’on l’a retrouvé avec six balles dans la poitrine, façon peloton d’exécution.
Guerre, partisans, truands, contrebandiers, enfants du crime et prostituées, aujourd’hui, le calcaire des Catacombes a perdu son odeur de soufre même si on continue à l’extraire des profondeurs parfois jusqu’à trente kilomètres d’Odessa. La guerre ? Elle est toujours là, sous forme des missiles qui s’abattent régulièrement sur le port et la ville. Et, en cas d’invasion russe ou de pluie de roquettes, les gens d’Odessa savent que, quoi qu’il advienne, les Catacombes resteront toujours de l’autre côté du miroir de la ville.