18/ Le maître des drones
Comment un jeune chef d’entreprise Ukrainien, devenu un des premiers fabricants de drones, se prépare à la guerre de demain
Ce jour-là, Alexandre Yakovenko, 34 ans, est sur le front de Zaporijia. Il n’est ni soldat ni militaire. À Odessa, il dirige depuis dix ans une société de logistique qui traite les produits agricoles et le carburant. Quand la guerre éclate, il est sidéré, en colère, puis décidé à faire quelque chose pour arrêter l’invasion. D’autant qu’il vient de visiter Boutcha, dans la banlieue de Kiev, ses rues dévastées, son odeur de mort.
Voilà des mois qu’il se bat pour recueillir de l’aide et des dons pour les envoyer à l’armée. Confusément, il sent que la guerre est, d’abord, un problème de logistique. Et ce qu’il voit ce matin-là sur le front le stupéfie. Les obus pleuvent, un petit drone ukrainien, déréglé, vient de se poser dans un champ dans le no man’s land. Un FPV, (First Person Wiew), le genre de joujou à trois sous dont on se sert pour les compétitions sportives ou les tournages. Alexandre voit un soldat qui court à découvert sous le feu- le fou ! – pour le récupérer. Quand il regagne la tranchée, sain et sauf, Alexandre l’interroge. Pourquoi risquer sa vie pour aussi peu ? Le soldat hausse les épaules. Ce drone, sa section l’a acheté, avec le salaire des hommes. Pas question de le perdre.
« Je ne comprends pas comment je me suis retrouvé parmi les trois premiers producteurs de drones ukrainiens, avec dix usines séparées et quatre cents employés. », dit Alexandre. Il lui a suffi de fouiller le net pour tout savoir sur la question, de trouver les premiers fonds, de créer une société spécialisée, « Tafdrone », d’investir, de recruter des techniciens, des ingénieurs, de préférence des vétérans revenus du front, de courir la Chine, Taïwan, la Tchécoslovaquie qui fournissent 75 % des composants, de convaincre les autorités, le ministère de la Défense, celui de la Transformation Digitale, de produire ses premiers drones à bas prix – 3 à 400 dollars pièce – de les envoyer gratuitement aux combattants sur le front avant de comprendre qu’il lui fallait passer à l’échelon supérieure. Simple, non ?
Alexandre a les épaules pour ce genre d’aventure. Solide, râblé, hyperactif, les yeux de l’homme qui ne dort pas, pragmatique en diable, de cette impressionnante jeune génération ukrainienne que la guerre est en train de générer et qui a décidé qu’il fallait vaincre et pas se contenter de survivre. Pour lui, la logistique est une arme. D’abord, le prix, celui des composants qu’on négocie avec un industriel chinois, cent par cent. Ensuite la qualité, un drone n’est pas un Game Boy, il sème la mort, mais peut sauver la vie du combattant, face à la vague d’assaut russe qui risque de tout submerger. Et la puissance, un FPV, bourré de perchlorate d’ammonium, combustible solide, peut grimper vers le ciel, chargé de 3 kg d’explosifs, filer sur 20 km, et aller exploser un tank ennemi d’un million de dollars pièce.
Nous ne sommes plus au temps de l’Armée rouge lors des offensives de 14 ou de 45 où on chargeait la tranchée ennemie en hurlant « Hourrah ! » », dit Alexandre. Aujourd’hui, plus personne n’a envie de rejouer la Bataille de la Somme. Un seul drone, bourré de sous-munitions, peut hacher menu toute une section dispersée sur l’équivalent de plusieurs terrains de foot. D’ailleurs, beaucoup de soldats, qui ont passé deux ans dans les tranchées de l’avant, n’ont jamais tiré un coup de fusil, mais savent piloter un drone, de jour comme de nuit, et maitriser les caméras thermiques et infrarouges. Aujourd’hui, l’Ukraine produit 1,3 million de FPV par an. Deux fois plus que les Russes, mais quatre fois moins d’obus et vingt fois moins de Lancet, les drones kamikazes à longue portée.
Et c’est bien là où le bat blesse. Face aux Lancet russes, qui peuvent frapper jusqu’à 200 km, les Ukrainiens, sur la défensive, sont contraints d’attendre que les Russes arrivent à portée des FPV. « Nous perdons la compétition technologique », s’inquiète le jeune constructeur. En attendant que l’Ukraine trouve la parade, à prix raisonnable, les combattants s’en remettent aux trop rares canons César français et aux HIMARS, lance-roquettes multiple américain, au coût exorbitant. Et sur le front du Donbass, les vagues d’assaut russes se succèdent.
Alexandre Yakochenko ne s’attarde pas sur son succès et la Médaile de l’Ordre du Mérite, la plus haute distinction pour un civil, que lui a envoyée le président Zelensky. Lui regarde déjà, vers la guerre du futur, les « Inland Drone », les drones terrestres, capables d’attaquer ou de défendre, d’ouvrir le feu et de bombarder, de déposer des mines ou d’évacuer des blessés. Sans intervention des hommes sinon des opérateurs à l’arrière accrochés à leur console et leurs lunettes virtuelles. Le tout coordonné par l’Intelligence artificielle pour trouver les cibles, les identifier et les détruire avec une précision inédite.
« On y travaille déjà », dit le jeune Ukrainien d’Odessa. Comment produire à bas prix, créer des drones relais pour téléguider, du ciel, ceux au sol, malgré les obstacles, les forêts, les creux du terrain ? Là encore, le défi est le prix, la technique et la logistique. Le temps presse. À quand la guerre du futur et ses soldats robots sur les champs de bataille d’Ukraine ? Il répond, pragmatique : « À ce rythme… dans deux ans maximum. »