19/ Odessa plongée dans le noir
Les frappes russes ont privé d’électricité un tiers du pays. La terreur…pour quel résultat ?
Le chant des oiseaux s’est arrêté net. Comme le bruit des voitures, la musique des kiosques, les conversations en terrasse, toute la vibration sonore de la ville. La vie de la ville coupée nette par l’explosion de centaines de générateurs électriques qui ont démarré tous en même temps. Énorme vacarme. Il y en a partout dans les cours, les caves, sur les toits, les trottoirs. Des petits, neufs et brillants, de la taille d’un gros aspirateur, et de très gros, façon semi-remorque, avec cadran de contrôle et variomètre, devant les grands hôtels, les restaurants, les supermarchés. Le tout crache, fume, empeste, vibre dans un bruit d’enfer, et une odeur de gas-oil qui graisse l’air déjà bouillant de l’été.
Odessa n’a plus d’électricité publique. Les missiles russes ont frappé. Une première alerte en pleine nuit de couvre-feu, pas de quoi en faire un réveil d’alarme. L’habitude. Mais une seconde, une troisième. Et ces explosions sourdes au loin sur les centrales électriques de la ville. Lundi 26 août, mardi 27, mercredi 28… trois jours d’attaque. Kiev la capitale, Kryvy Rih l’industrielle, Pokvrosk en plein bataille sur le front, Dniepro au bord du fleuve… une quinzaine de régions ont été frappées par 127 missiles de croisière, 109 drones puissants et même des Kinjal, ces missiles hypersoniques. « Il s’agit de l’une des plus importantes attaques russes » depuis le début de la guerre, a dit le président Zelensky. Quant aux Russes, ils ont affirmé, satisfaits, que « toutes les cibles avaient été atteintes ».
Les cibles ? L’industrie bien sûr, les usines clés, les centrales électriques, mais aussi les civils, morts ou blessés, les écoles et les hôpitaux, privés d’électricité. Et la masse de ceux qui ne peuvent pas se payer un générateur et qui tentent de trouver le sommeil le soir, hommes, femmes, nourrissons, vieillards en sueur, asphyxiés par la canicule. Eux savent le tarif pour les semaines à venir : trois heures d’électricité, six heures de noir. Et de l’eau au compte-gouttes. Rationnée, stockée, économisée. Cela fait beaucoup de souffrance pour les petites gens.
Objectif ? Affaiblir la machine économique ukrainienne bien sûr. Environ un tiers du pays a été privé d’électricité, des milliards de dollars partis en fumée. Pas seulement. La réaction massive de Moscou se produit au moment même où la percée de l’armée ukrainienne dans le Nord humilie le Kremlin et surprend les habitants russes de la région de Koursk et Belgorod, contraints d’évacuer, qui voient cette guerre lointaine arriver à leurs portes. Plonger l’Ukraine dans le noir, c’est tenter de faire payer l’affront ou au moins de le faire oublier. Kiev ne s’y est pas trompé qui a parlé des frappes comme des « actes de terreur » visant à briser le moral des Ukrainiens, à les soumettre par la peur.
La victoire par la terreur ? On pense aux bombardements de Londres, de Dresde ou de Hamburg, des prétentions d’Hitler à briser la capitale britannique ou, à l’opposé, de « Bomber Harris », cet anglais arrogant sûr de casser le moral des Allemands. Le seul résultat obtenu par ces crimes de guerre contre les civils est ue immense colère, un bloc de haine en béton armé, comme un bunker face à l’agresseur.
Je regarde autour de moi cette grande rue piétonne de Derybasivska, en plein centre d’Odessa. Le bruit est infernal, mais la rue est bondée. Un hôtelier me crie à l’oreille qu’il vient de commander une cuve capable de stocker 9000 litres d’eau, on sert des cafés accompagnés d’une petite bouteille d’eau gazeuse, les enseignes lumineuses des magasins de mode clignotent sans discontinuer, un restaurateur turc s’engueule avec un Georgien sur la qualité du kebab, et les vacanciers continuent à plaisanter à haute voix autour d’une bière sur les terrasses. Les alarmes peuvent bien sonner et les missiles de Poutine faire leur sale travail, il en faudra beaucoup plus pour plonger cette ville en plein soleil dans le noir.