5/ Bataille en mer Noire

par Jean-Paul Mari |  publié le 08/08/2024

Comment le port d’Odessa, longtemps paralysé par une pluie de missiles, a réussi l’exploit de redevenir la porte de l’Ukraine sur le monde

Un navire étranger en mer près d'Odessa, en Ukraine, le 30 avril 2024-Photo Ukrinform/NurPhoto

« Odessa n’est pas la première ville d’Ukraine, mais elle n’est pas la deuxième », a écrit Isaac Babel, écrivain juif et dramaturge soviétique d’origine ukrainienne. En clair, Odessa ne s’enferme pas dans un quelconque classement, elle est spéciale, ailleurs. D’où vient la magie de son nom ? Odessa, ô déesse ? Pas seulement. Odessa, a été nommé en 1794 par l’impératrice Catherine la grande, comme Odessos, le site grec tout proche, pour Odysseus, le nom grec d’Ulysse le marin. Odessa, l’Odyssée en mer Noire.

Six siècles plus tôt, il y avait déjà des plaines fertiles, du grain, et un port, turc, Hadji Bey ,pour l’exporter. Point de convergence des routes maritimes reliant l’Europe, l’Asie et le Moyen-Orient, le port s’est naturellement imposé comme un carrefour commercial et culturel, véhicule de marchandises et d’idées. L’Ukraine est connue comme le « grenier de l’Europe ». Sa terre noire et si riche produit des millions de tonnes de blé, de maïs, d’orge. Odessa, la « perle de la mer Noire » n’est pas une simple infrastructure logistique. Elle est le cœur battant de l’économie ukrainienne, une porte ouverte sur le monde, son poumon et, aujourd’hui, un symbole de résilience face aux épreuves. Son activité ou sa paralysie conditionne la survie de tout un pays en guerre.

En temps normal, l’Ukraine exporte 130 millions de tonnes de marchandises, du grain, du charbon, de l’acier et des conteneurs. Quatre-vingts pour cent du fret part du « grand Odessa », un ensemble de trois ports, Tchornomosk à 20 km au sud, Pivdenny à 30 km au nord, et Odessa proprement dite. Près de 70 millions de tonnes de céréales partent nourrir le monde, l’Afrique, dépendante, et l’Asie, Chine, Vietnam. Couper ce cordon ombilical c’est affamer des peuples et asphyxier l’Ukraine. Et c’est bien ce qui a failli se passer quand Odessa a frôlé la mort.

ODESSA, UKRAINE – 23 JUIN : Fumée et bâtiment hôtelier détruit au port maritime le 23 juin 2024
à Odessa, Ukraine- Photo Nikoletta Stoyanova/Getty Images

En février 2022, dès les premiers jours de l’invasion, les Russes bombardent Kherson, Mikolaïev et prennent pour cible les quais d’Odessa et les installations de stockage. Quelques bateaux réussissent à appareiller en catastrophe, mais plusieurs dizaines de cargos sont bloqués. En mars, les Russes envoient leurs missiles sur les silos à grain, les grues de chargements et les pipelines d’huile végétale. En mai, plusieurs navires amarrés dans le port sont frappés de plein fouet. Un cargo explose, libérant une marée noire locale. Le port d’Odessa brûle. On craint un débarquement des commandos ennemis sur les plages ou à même le port et ses immenses quais. Pendant six mois, les tarifs des assurances flambent, les armateurs évitent la zone, les marins restent à quai,  et Odessa se meurt.

Le premier choc passé et l’ennemi repoussé dans le nord, les Ukrainiens réagissent. On bloque l’accès militaire au port, on mine les eaux aux abord des côtes, les marchandises sont acheminées vers le port roumain de Constantza ou les trains qui partent vers l’Europe. Mais les docks sont vite saturés, les trains insuffisants et trop lents, la taille des rails de l’Est incompatible avec ceux de l’Ouest…rien ne peut remplacer le port d’Odessa.

Le grain fermente dans les silos ou pourrit sur pied dans les champs, Le prix du blé explose en Afrique, les bourses s’affolent, le monde tremble. Alors, on négocie, sous l’égide des Nations-Unies. Discussions sans fin, tripartites, ONU-Moscou, Ukraine-ONU, pour aboutir à un accord, un « Mémorandum » qui permet la reprise partielle du trafic vers la Turquie. « Mais les Russes multipliaient les blocages, imposaient des inspections interminables à Istanbul, arguant d’une possible importations d’armes » dit Athur Nitsevich, consultant d’Interlegal et spécialiste maritime. « Bref, ils jouaient la montre avec la plus mauvaise volonté. Façon de tuer l’accord. »

Et Mémorandum ou pas, les frappes continuent. Fin juillet 2022, des missiles et une pluie de drones font exploser des silos à grains dans le port, détruisant des milliers de tonnes de céréales prêtes à l’exportation. En août, un navire est attaqué au large. Les cargos, les grues, les entrepôts, les systèmes logistiques de chargement, rien n’est épargné.

Une frégate militaire turque arrive au port d’Odessa -AFP PHOTO/ SERGEI SUPINSKY

Finalement, l’Ukraine et les Nations-Unies trouvent la parade en dessinant une trajectoire au plus près des côtes roumaines et bulgares, membres de l’Europe, que Moscou n’ose pas attaquer. Et les drones de Kiev qui envoient les navires russes par le fond obligent la flotte de Moscou à se réfugier loin de la Crimée. La mer Noire redevient libre.

Aujourd’hui, les gros cargos rouge et noir de 100 000 tonnes appareillent à nouveau des quais d’Odessa vers les ports du monde et le trafic atteint 6 millions de tonnes par mois, quasiment son niveau d’avant-guerre. « Ici, on rêve déjà de la fin de la guerre, de l’avenir et du boom que connaîtra à nouveau Odessa », dit Arthur Nitsevich. Après tout, il n’existe pas de ville plus méridionnale, grouillante et cosmopolite sous le soleil et au bord des plages, ou d’autre port aussi puissant qui soit aussi proche de l’Europe. Odessa, éternelle ville phœnix ? Arthur n’a aucun doute , la ville renaîtra: « Quand ? Mais aussitôt que nous aurons la victoire ! »    

A suivre…

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Jean-Paul Mari