50 ans après, l’oubli des crimes de masse des Khmers rouges
Le 17 avril 1975, les Khmers rouges entraient dans Phnom Penh, après cinq ans de guerre civile. Le Kampuchéa démocratique, nom officiel de l’enfer totalitaire, allait sévir durant quatre longues années.

L’université de Yale, dans son programme d’étude sur le génocide cambodgien, évalue l’ampleur du massacre à près de 1.7 millions de personnes soit approximativement le cinquième de la population recensée en 1975. La précision des chiffres est discutée comme la réalité génocidaire en termes de droit international. En revanche, l’ampleur des massacres n’est nullement contestée.
Minorités vietnamiennes et chams du Cambodge, paysans, moines bouddhistes, intellectuels, cadres khmers déviants ou supposés l’être, on peine encore, 50 ans après, à reconstituer le degré d’abjection humaine du nihilisme maoïste version kampuchéenne. À l’ombre de la victoire de l’armée populaire vietnamienne le 30 avril de la même année, s’emparant de Saïgon, les occidentaux ne se préoccupent guère de l’issue de la guerre civile dans cette partie de la péninsule. La falsification maoïste vit encore ses heures de gloire, entre recul de l’impérialisme américain, révolution culturelle finissante et cristallisation de groupes mao-staliniens en Occident dans les décombres du joli mois de mai.
Pourtant, avant même la rupture des relations avec le Vietnam voisin le 31 décembre 1977 conduisant à une incursion armée, la barbarie est en marche. Dans ce régime formellement autarcique, malgré l’aide financière de la République populaire de Chine, Saloth Sâr, alias Pol Pot, vide Phnom Penh et les villes cambodgiennes afin d’établir « l’État du peuple, des ouvriers, des paysans et des autres travailleurs kampuchéens ». Dès 1977, l’Angkar (organisation), dirigée par le PC kampuchéen, établit alors un régime dont les communautés villageoises deviennent le poumon.
Décrétant une collectivisation totale à la condition d’être « paysan de couche moyenne inférieure », l’appartenance à la catégorie « peuple ancien » et non « peuple nouveau », ne garantit pourtant pas d’échapper aux exactions et tortures. S’ajoutant aux inepties idéologiques, l’incompétence crasse aboutit à une famine de masse dont le bilan oscille entre 700 et 900 000 morts, ne négligeant pas d’interdire la cueillette de fruits afin de ne pas spolier la propriété collective.
Un demi-siècle plus tard, la réalité de la tragédie est peu connue. Peu ou pas enseignée, tout juste la jeunesse d’aujourd’hui entendra-t-elle l’évocation du sinistre centre S-21 – près de 20 000 victimes -, administré par la Santebal, branche spéciale du régime. Sans tribunaux ni prisons au moins jusqu’à la fin de l’année 1977, la manipulation mémorielle a longtemps opéré. La falsification des crimes a été levée pour l’essentiel avec l’exhumation des charniers, aux quatre coins du pays.
Sans photographie des détenus, disposant de peu d’archives en dehors des films de propagande du régime, le traumatisme a été si féroce qu’il a longtemps été tu, même après 1991 et la solution politique sous égide onusienne. Otage d’une situation politique longtemps inextricable, la monarchie, longtemps incarnée par Norodom Sihanouk comme la direction khmer rouge, ont entretenu des intérêts convergents à ne pas s’appesantir sur l’ampleur, la nature et la responsabilité des crimes imputés.
Pourtant, la « purification » des centres urbains, issue d’une conférence secrète, intervient la semaine du 20 mai 1975. Si ce n’est pas Wannsee, l’intentionnalité des crimes, comme la volonté de scénariser et fictionner le nouveau récit national, sont explicitement avancés par la direction du Parti, réunie dans le Bureau Permanent, à la main de Pol Pot et de Nuon Chea, arrêté en 2007 pour génocide, crime de guerre et crimes contre l’humanité.
Bien sûr, la proximité géographique et ses traductions politiques européennes expliqueront la sensibilisation renforcée à la barbarie stalinienne ou à celle des époux Ceausescu – rompant l’isolement international du Kampuchéa en 1978 – davantage qu’à Pol Pot et ses hommes. Mais, à l’heure des vérités alternatives et du piétinement du droit international et de la CPI par les nationalistes, le moins que l’on puisse faire est de rappeler la somme des atrocités subies par les populations du Cambodge, victimes d’une version singulière du totalitarisme maoïste.