8/ Le coup de poker de Koursk
L’offensive éclair sur Koursk a pris les Russes par surprise. Une opération de tous les dangers. Pour quel objectif?
Est-ce un coup de bluff, une façon de renverser la table, ou les deux à la fois ? Une chose est sûre. De l’autre côté du tapis vert, le Russe n’a rien vu venir. Un choc.
Voilà pourtant des semaines, voire des mois que les Ukrainiens préparaient leur opération par des raids pour détruire les centres de surveillance et de communication de cette région russe. À l’évidence, la lourdeur d’un commandement très centralisé n’a pas donné l’alerte. D’un côté, l’Ukraine, la ville de Soumy, au nord-est du pays. En face, la frontière avec la Russie et Soudja à 12 km de profondeur. À une centaine de kilomètres, la grande ville russe de Koursk, 430 000 habitants et une centrale nucléaire sur le chemin.
Un front sous pression
Le front chaud, jusqu’ici, se situe à… plus de 400 kilomètres au sud, où on se bat pied à pied pour un village, un champ, un fossé, à Touretzk et Provostsk. Depuis novembre 2023, le scénario est immuable. Les Russes bombardent, avancent, meurent, bombardent et avancent. Un grignotage permanent. Un Verdun à reculons. On en sait les raisons. Côté ukrainien, on manque de munitions, d’hommes, d’artillerie. Côté russe, grâce à une machine industrielle de guerre, on profite d’une débauche d’obus, de drones, de tanks et de fantassins. Des mois de progression, lente mais continue.
Usant et déprimant pour l’armée de Kiev. L’hiver est passé, avec son cortège de raids meurtriers sur les villes, d’infrastructures détruites, de pénuries d’électricité et de chauffage, les hommes, usés, morts ou blessés, ne sont pas remplacés, le pouvoir de Zelensky est critiqué, le doute s’installe à l’étranger, chez les alliés américains, et même au sein des Ukrainiens où le mot négociations n’est plus tabou. À Moscou, la propagande martèle le slogan de la « victoire inévitable ».
Offensive-éclair
C’est là, au creux de la vague, que Kiev a abattu une carte maitresse, un raid tenu secret sur un champ de bataille réputé « transparent ». Au matin du 6 août, un millier d’hommes franchissent la frontière, pénètrent en plein territoire russe, et s’avancent de 12 km en laissant derrière eux des transports de troupes calcinés et des cadavres de soldats russes pris complètement au dépourvu. Certes, ce n’est pas le premier raid dans la région de Belgorod et de Koursk, menés habituellement par des volontaires russes anti-Kremlin. Mais cette fois, ce sont des combattants d’élite des 22e et 28e brigades mécanisées. Rien à voir avec les attaques des fantassins russes dans le Donetsk qui progressent à pied sous le feu. L’incursion des Ukrainiens est rapide et efficace, ils avancent vite et frappent fort.
À Moscou, personne n’a rien vu venir et le choc est rude. Au début, l’état-major affirme avoir « repousser l’ennemi », puis reconnaît une « situation difficile » avant de se contenter « d’être parvenu à empêcher l’avancée en profondeur ». En réalité, les Ukrainiens n’ont trouvé que des gardes-frontières face à eux et des conscrits regroupés à la va-vite. Et le début de réaction de l’aviation russe, anticipée par une défense antiaérienne bien préparée, a mis un avion de chasse et deux hélicoptères d’assaut au tapis. Bien sûr, à Koursk, on ramasse tout ce qui est disponible, chars, lance-roquettes, aviation, pour contrer l’offensive.
Quant à Poutine, humilié, il semble avoir perçu le danger, dénonce « une provocation à grande échelle » et convoque un Conseil de Sécurité Nationale. Avant d’annoncer solennellement le lancement d’une « Opération anti-terroriste » dans toute la région, qui se résume à interdire la circulation des véhicules et des piétons sur les routes et les rues.
La population de Koursk évacuée
Pour le reste, la machine patine. Pourtant, il y a urgence. Six jours plus tard, on se bat toujours en profondeur sur le territoire russe. À une quarantaine de kilomètres d’une centrale nucléaire et à quatre-vingts d’une des plus grandes villes de la Russie. Et les autorités décident de construire des abris et d’évacuer 121 000 personnes de la région de Koursk. Si ce n’est pas encore la panique, c’est au moins une grande fébrilité.
À quelles fins ? Certes, l’Ukraine a réussi son coup. Percer les lignes de défense, réveiller un front en sommeil, surprendre le géant russe, le déstabiliser, l’inquiéter. Elle a démontré qu’elle pouvait mener une opération multi-brigades, complexe et coordonnée, frapper vite et fort, au cœur de l’ennemi, un coup d’éclat, preuve du génie militaire ukrainien. Et après ? On ne monte pas une opération de ce genre pour se contenter de briller ! Et personne n’imagine que les Ukrainiens envisagent de prendre une grande ville comme Koursk avant… de marcher sur Moscou.
Non, le premier objectif, évident et concret, est de « détourner les forces russes des autres secteurs du front », dit Sergueïï Zgourets, expert militaire ukrainien. Réveiller un « front dormant », c’est étendre la confrontation sur les mille kilomètres de frontière, obliger l’armée russe à mobiliser une partie de ses troupes mobilisées dans le Donetsk pour venir défendre ce coin de frontière du nord-est, et donc de soulager la formidable pression imposée aux combattants ukrainiens depuis des mois. Militairement, l’objectif est clair.
Les stratèges de Kiev peuvent même rêver de tuer la dynamique de l’offensive russe qui les lamine depuis près d’un an. Le président Zelensky a lui-même affirmé qu’il comptait « pousser la guerre sur le territoire de l’agresseur », façon de changer le discours ambiant sur la « victoire inévitable » de Moscou. Et de modifier le rapport de force international, notamment chez l’allié américain, où l’on commençait à ne plus croire en la capacité de résistance de l’armée d’Ukraine.
« Pousser la guerre chez l’agresseur »
À plus long terme, « pousser la guerre » en territoire russe, et peut-être en conserver une partie, même petite, serait un atout lors d’une négociation à venir. Kiev proclame que ses forces contrôlent 1000 km2 de territoire ennemi. « Plus la pression sera forte, plus la paix sera proche », a souligné Zelensky, en commentant l’offensive. Une offensive qui n’est pas sans risques. Tous les militaires savent que s’avancer en territoire ennemi, c’est créer un « saillant », à la fois une pointe qui fait face à l’ennemi, mais des flancs qui, s’ils étaient coupés, aboutiraient à la catastrophe de l’encerclement. Sans parler de la logistique, hommes, nourriture, carburant, armes et munitions qu’il faut continuer à apporter de plus en plus loin à mesure de la progression. L’autre risque, plus stratégique, serait l’échec du but recherché, si les Russes démontraient qu’ils peuvent résister à la percée… sans faiblir dans le Donetsk. Hors, pour l’instant, rien n’a changé sur le front.
L’Ukraine ne subit plus
Voilà pourquoi on se défend, ici, de toute euphorie. Même si le premier résultat, majeur, est psychologique, émotionnel. Dans la grisaille venue de l’hiver et d’un été porteur de mauvaises nouvelles et pétri de doutes, l’offensive éclair vers Kourtzk a redonné confiance en l’armée, en ses dirigeants, et rallumé les feux de l’espoir. Elle arrive à point nommé pour redonner le moral à la population. L’Ukraine ne subit plus. Et la Russie, elle aussi, souffre de la guerre.
À la terrasse d’un café du Square des libraires, dans le centre-ville d’Odessa, mon voisin a levé la tête au son d’une énième alerte au bombardement. Au-dessus de nous, le ciel bleu s’est rapidement embrasé de l’explosion d’un missile Iskander à sous-munitions intercepté par la défense antiaérienne. Et l’homme a eu un petit sourire : « Pas contents, les Russes, hein ? »