9/ Isaac Babel:le génie de la Moldavanka
A la recherche d’un petit Juif né à Odessa, devenu un immense écrivain, fusillé par Staline, mais toujours vivant!
Je marche dans la Moldavanka, l’ancien grand quartier juif d’Odessa. Même s’il est faux de restreindre la population juive de l’époque à un seul quartier tant elle était omniprésente dans la ville. Interdits par l’Empire russe à Moscou, Saint-Pétersbourg et Kiev, ils ont afflué en masse vers Odessa dès le 18e siècle pour en assurer en partie sa prospérité. Combien étaient-ils ? Une blague – juive forcément – répond : « Un jour, on demande à une Odessite : « Combien y a-t-il d’habitants à Odessa ? -Un million – Et combien de juifs ? – Je viens de te dire : un million ! » Pas autant sans doute, mais les Juifs ont représenté jusqu’à 40 % de la population d’avant-guerre. Après l’occupation roumaine, on ne comptait que 600 survivants.
Il ne suffit pas d’une simple promenade pour embrasser une telle histoire, le charme foisonnant des rues d’antan, une telle culture, ses traditions et ses esprits lumineux. Ne reste que de rares synagogues, des allées plus serrées qu’ailleurs sous l’ombre de la végétation et des rues un brin foutoir, façon vieux Tel-Aviv.
Heureusement, je serre dans une poche les « Contes d’Odessa », le roman d’Isaac Babel. Quel nom ! Babel, comme la tour. En le retournant, « El bab » diraient les Arabes, « la porte », plus qu’un livre, un sésame. Né sous le Tsar en 1894, il a grandi ici dans une communauté ancrée dans la tradition, un brin étouffante, mais qui vous marque à jamais son homme, même juif devenu russe et marxiste. À chaque page éclate l’extravagance jouissive d’Odessa, son esprit, mélange de ruse, de violence et de charme, et la chair de la rue, ses bandits, ses putains, ses riches marchands, sa misère infâme, et la terreur des pogroms.
Il y a « le Roi », Benya Krik, personnage central, chef de gang charismatique et redouté, volcanique et malin comme un singe. Et Froim Grach, son rival, ou son allié, c’est selon, habile à retourner les situations à son avantage. Et Lioubka « le Cosaque », femme forte, indépendante, et qui le fait savoir. Tous ces personnages se battent pour survivre, aiment, boivent, s’enlacent ou se déchirent comme un bataillon de Falstaff slaves. Avec Babel, les mots, sucrés, dégoulinent comme des baklavas, les phrases brûlent. « Le soleil pendait du ciel comme la langue rose d’un chien assoiffé ». Et parfois le juif en lui s’insurge : « Mais n’était-ce pas une erreur de la part du bon Dieu d’établir les Juifs en Russie pour qu’ils y soient tourmentés comme en enfer ? »
Robert André, son critique littéraire, note : « Dans la prose de Babel passe parfois l’ombre de la cavalerie ». Celle qu’il a connue en s’engageant chez les Cosaques à la faveur de révolution de 1917, par amour des chevaux et du sabre ou plutôt histoire d’échapper à une tradition un brin asphyxiante. Il en tirera un livre, « Cavalerie rouge » où il dépeint les brutalités et les contradictions de l’armée bolchevique, ce qui lui vaudra la vindicte de Staline.
À Moscou, c’est l’heure des « Grandes purges », ces années où l’on tremble à l’idée d’être sur « la liste » des ennemis réels ou supposés du Parti. L’heure du tout-puissant NKVD, de ses chefs, implacables un jour, accusés et exécutés le lendemain, l’heure où l’ogre rouge cannibalise ses enfants par centaines de milliers. Isaac Babel est arrêté le 15 mai 1939. De quoi est-il accusé ? « De « Troskisme » bien sûr, tarte à la crème rouge. Surtout ses livres, appréciés par leur style, sont perçus comme critiques envers le régime. Donc dangereux. Sans compter qu’il a entretenu des relations avec des personnes tombées en disgrâce, comme l’ancien chef de la police secrète soviétique, lui-même exécuté.
Interrogatoires en sous-sol, nuits sans sommeil, tortures, le NKVD n’est pas là pour établir la vérité, mais pour obtenir des aveux sur des crimes qu’on n’a pas commis. Le procès est expéditif et Isaac Babel, condamné à mort le 26 janvier 1940, est fusillé le lendemain à la prison de Boutyra à Moscou. Un an seulement avant l’entrée en guerre de l’Union soviétique, Isaac Babel ne pourra jamais charger sabre au clair les tanks allemands. Son corps est jeté dans une fosse commune, son nom effacé des archives soviétiques et sa mort restera un mystère – Babel, quel écrivain, tout de même! – jusqu’en 1954, après la mort de l’ogre rouge.
Isaac Babel, petit juif né sous le Tsar, engagé dans l’armée rouge, écrivain de génie, arrêté par le régime communiste, fusillé et réhabilité à titre posthume, selon le scénario bien convenu. Une histoire juive ou une histoire russe ? Mais les deux à la fois, bien sûr ! Odessa n’en a jamais douté.