Abrego Garcia : le crash-test de la démocratie américaine
L’expulsion arbitraire d’un immigré salvadorien en situation régulière et jeté en prison dans son pays pourraient devenir le symbole majeur du basculement des États-Unis vers un régime autocratique.
PAR SÉBASTIEN LEVI
Abolie il y a deux siècles, la lette de cachet réapparait dans l’Amérique de Trump. Kilmar Abrego Garcia a été arrêté arbitrairement et envoyé au Salvador où il est désormais emprisonné. Devant l’absence de justification, et l’admission même du gouvernement qu’il s’agissait d’une erreur administrative, la justice américaine a déclaré son arrestation et sa détention arbitraires et a exigé son retour immédiat aux États-Unis. La Cour Suprême, pourtant à majorité conservatrice, a entériné cette décision, exceptionnellement à l’unanimité.
Le gouvernement américain a décidé de passer outre cette décision de justice et de se déclarer incompétent devant cette situation qu’il a lui-même créée, en prétextant la souveraineté du Salvador. Cet argument prêterait à sourire, quand on connaît la brutalité de Donald Trump et son manque de respect pour la souveraineté de pays comme le Canada ou l’Ukraine, s’il ne soulignait pas le cynisme de ce gouvernement, avec des conséquences dramatiques pour des personnes injustement emprisonnées (seule une minorité des personnes expulsées au Salvador, compagnons d’infortune d’Abrego Garcia, a des antécédents judiciaires).
La rencontre de Trump avec le président du Salvador Nayib Bukele à la Maison Blanche le 14 avril dernier a d’ailleurs été l’occasion d’une connivence troublante entre ces deux hommes forts, heureux de moquer ouvertement la justice et l’état de droit, avec un président salvadorien feignant le regret de ne pouvoir renvoyer vers les États-Unis un « terroriste », devant un président américain hilare et complice, évoquant la possible incarcération à venir de citoyens américains dans les prisons salvadoriennes.
Cette affaire est en fait une crise constitutionnelle souhaitée par Trump. Après avoir plaidé faussement le respect de la souveraineté du Salvador, les masques sont très vite tombés, et Trump a déclaré qu’il avait été élu pour expulser des « criminels », et non pas pour obéir à la Justice.
On assiste depuis quelques jours à une véritable course contre la montre pour démontrer a posteriori la culpabilité d’Abrego Garcia, en faisant des raccourcis simplistes et des accusations par association. Un des animateurs star de Fox News, Jesse Waters, a ainsi « démontré » que Garcia était un membre du MS13 (un gang très violent) car il portait une casquette des Chicago Bulls sans être de Chicago… Cette anecdote peut causer l’incrédulité d’un lecteur français, mais elle est relayée et amplifiée auprès de millions d’Américains et notamment le premier d’entre eux.
Le but du gouvernement américain est en fait de rendre la désobéissance à la justice acceptable, voire populaire, en dépeignant Abrego Garcia comme un criminel, un membre de gang, voire un terroriste, et rendre illégitime voire illégal le fait de le défendre. Trump veut imposer l’idée que le respect des procédures et de l’état de droit est aujourd’hui assimilé à défendre le terrorisme (tout comme défendre la liberté d’expression et académique sur les campus équivaut à défendre l’antisémitisme).
D’une certaine façon, que ce père de famille qui a eu le malheur de porter un tatouage et de poser à côté de mauvaises personnes sur une photo soit in fine coupable de quelque chose (ce que le gouvernement américain essaie de démontrer) devient secondaire, car ce qui est en jeu va au-delà de sa personne, comme la défense de la liberté d’expression des étudiants propalestiniens arrêtés va au-delà de la défense de ces individus ou de leurs idées.
Abrego Garcia est aujourd’hui un symbole de l’état de droit et du respect des décisions de justice, et c’est précisément pour cette raison que le gouvernement américain ne devrait pas reculer et défiera ouvertement la Cour Suprême, en prenant l’opinion publique à témoin et en intimidant les personnes qui voudraient défendre Abrego Garcia.
Depuis son retour au pouvoir, Trump est parvenu à neutraliser le Congrès, notamment en menaçant les députés ou les sénateurs récalcitrants de perdre leur investiture au profit de candidats plus dociles (et financés par Musk…). Il entend aujourd’hui faire plier la justice, ou « mieux encore » montrer que celle-ci est inopérante et dans l’incapacité de faire appliquer ses propres décisions. Si le Congrès à majorité républicaine ne veut pas lui imposer de limite, Trump entend démontrer que la Justice ne le peut pas.
Dans la bataille en cours transformer les États-Unis en régime autocratique, cette affaire est centrale. Si le gouvernement l’emporte, rien ne l’empêchera demain d’emprisonner des opposants, fermer des chaînes de télévision ou de déclarer Trump éligible pour un troisième mandat en dépit de ce que dit la Constitution, et de ce que pourrait dire la justice.
« Le Vatican, combien de divisions » ? avait demandé Staline pour montrer que l’autorité de l’état pontifical était seulement morale. La même question se pose aujourd’hui pour la justice américaine et pour sa capacité à faire respecter es décisions. En ce sens, l’avenir de la démocratie américaine se joue aujourd’hui à bien des égards autour d’un homme injustement emprisonné dans une prison du Salvador.