Antoine Foucher : « Pourquoi le travail ne paie plus »

par Valérie Lecasble |  publié le 10/01/2025

Pour ce spécialiste des questions sociales proche de Laurent Berger, il faut revaloriser le travail en transférant 100 milliards d’euros de charges, qui pèsent aujourd’hui sur les travailleurs, vers les rentiers, les retraités les plus aisés et les héritiers les mieux dotés.

« Sortir du travail qui ne paie plus », Antoine Foucher (Editions de l'Aube) (illustrations © L'Aube)

Pourquoi Laurent Berger a-t-il choisi votre livre pour inaugurer sa collection « La société du compromis » ?

Nous nous connaissons depuis quinze ans : nous avons beaucoup négocié ensemble, jamais du même côté de la table. La première fois, j’étais conseiller au cabinet de Xavier Bertrand, ministre du Travail et de la Santé, lui était à la CFDT. Ensuite, j’ai été au Medef où je suis devenu le sherpa du patronat dans les négociations sociales : c’est à ce moment que nous avons négocié la sécurisation des Plans de Sauvegarde de l’Emploi, l’universalisation de la complémentaire santé, la création du Compte Personnel de Formation (CPF). Quand je suis devenu directeur du cabinet de Muriel Pénicaud, ministre du Travail, nous avons beaucoup discuté, et même bataillé, sur les ordonnances travail, la réforme de l’apprentissage… Lorsqu’il a lancé une collection, j’écrivais sur le travail et cela s’est fait naturellement.

Vous êtes aussi proche du ministre de l’Économie, Eric Lombard qui partage vos thèses…

Je connais moins bien Eric Lombard. Mais quand j’étais directeur de cabinet de Muriel Pénicaud, il dirigeait la Caisse des Dépôts, et nous lui avons demandé de mettre en place l’application du CPF. Il était convaincu de l’importance de la formation professionnelle. Nous nous sommes revus à l’occasion de la sortie de mon livre, et nous avons parlé du fond des sujets : pourquoi le travail ne paie plus, comment sortir de cette situation, les risques politiques et économiques pour la France si on n’en sort pas…

Votre thèse principale est que le travail ne paie plus ?

Le travail ne paie plus au sens où il ne permet plus à la majorité des gens d’améliorer leur vie. Il y a eu trois époques depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. La première démarre en 1945 jusqu’à la fin des années 70 : ce sont les trente glorieuses pendant lesquelles le pouvoir d’achat du travail augmentait en moyenne de 5% par an. On doublait alors son niveau de vie tous les 15 ans. Pendant les trente années suivantes, de 1980 à 2010, le travail a continué à bien payer, avec une augmentation de 2% par an. On doublait son niveau de vie en 40 ans, soit une vie de travail. Depuis 15 ans, le pouvoir d’achat n’augmente que de 0,8% par an : à ce rythme-là, il faudrait travailler 84 ans pour vivre deux fois mieux.

Certes, le niveau de vie est plus élevé aujourd’hui qu’il y a 40 ans, pour toutes les catégories de la population. Mais il ne progresse plus et c’est là qu’est la rupture : le travail ne permet plus à la grande majorité des gens de vivre de mieux en mieux chaque année. Évidemment, cela change notre rapport au travail.

Et la durée du travail ne diminue plus ?

Non, et là aussi, c’est la première fois depuis 1945 qu’une génération ne travaille pas moins que la précédente. De la fin de la guerre au début du XXIème siècle, la durée annuelle du travail a diminué décennie après décennie : en ce sens, les 35 heures ne sont pas une rupture, mais s’inscrivent dans un mouvement de réduction du temps de travail quasi-séculaire. Chaque génération a moins travaillé que la précédente. C’est fini.

Les gens qui bossent aujourd’hui sont la première génération qui ne travaillent pas moins que leurs parents : en 2024, le temps de travail annuel est identique, et même un peu plus élevé, qu’en 2001, un quart de siècle plus tôt. Et sur la durée de la vie, la durée du travail, elle, recommence à augmenter : en 1993, il fallait travailler 37,5 années avant de partir à la retraite ; c’était 40 ans en 2010, 42 ans aujourd’hui, 43 ans en 2027 et chacun sait que ce n’est pas fini.

Au total, de la fin de la guerre à la fin des années 2000, on vivait de mieux en mieux, en travaillant de moins en moins, grâce à un travail de plus en plus productif. C’est terminé. Il faut désormais travailler autant, voire davantage que ses parents, et sans avoir l’espérance de vivre beaucoup mieux qu’eux. Comment imaginer que cela n’impacte pas notre rapport collectif au travail ?

Qu’est-ce qui a changé dans la perception du travail ?

Il y a trois manières de s’adapter à cette nouvelle donne du travail. La première et la plus spontanée est la « résistance » : refus de travailler davantage, refus d’être la première génération qui va travailler plus que les parents sans vivre mieux qu’eux, etc. C’est l’explication principale de la forte hostilité au report de l’âge de la retraite à 64 ans, alors qu’il est évident, pour des raisons démographiques, que nous devons collectivement travailler davantage. On perçoit cette résistance aussi dans l’augmentation des arrêts maladie, douze fois plus rapide que celle de la population active, ainsi que dans le phénomène de « la démission silencieuse » qu’on peut résumer ainsi : « au travail, je fais juste ce qu’il faut, mais pas plus ».

La deuxième manière de s’adapter à la nouvelle donne est la relativisation du travail, qu’on peut résumer ainsi : « si le travail ne permet plus de changer de niveau de vie, alors le travail ne sera plus central dans ma vie ». On en voit les symptômes dans les aspirations, voire les exigences, de télétravail, de semaine de 4 jours, de meilleure conciliation de la vie professionnelle avec la vie personnelle. Tout cela est rationnel : faire des sacrifices personnels pour son boulot pouvait avoir du sens quand il permettait de mieux vivre, mais quand le travail ne paie plus, à quoi bon les sacrifices ?

Enfin, troisième nouveau rapport au travail : l’investissement existentiel. Du point de vue de l’individu, on peut le résumer ainsi : « si le travail ne paie plus, alors au moins qu’il ait un sens, que je fasse quelque chose d’utile ! ». Ce sont les nouvelles exigences en termes d’impact positif sur la société, de lutte contre le réchauffement climatique, et ce ne sont pas que des déclarations en l’air des salariés, ce sont des actes ! Par exemple, à niveau de sexe, d’expérience, de diplôme et de qualification équivalents, vous avez 30% de chances de plus de quitter votre job dans l’année s’il n’a pas de sens. Avec la baisse du chômage, tous les salariés sont plus exigeants : 2 millions de personnes ont démissionné chaque année de leur CDI depuis trois ans et 86% d’entre eux ont retrouvé un autre CDI dans les six mois. La preuve que quand on n’est pas content de son job, on en change, et c’est massif.

Oui mais c’est aussi en raison du plein emploi. Et si le chômage redémarrait ?

Il n’y aura pas de hausse massive du chômage car la population active n’augmente plus en France. Ça aussi, c’est une première depuis 1945. Si on ne prend que les vingt dernières années, la population en âge de travailler a augmenté de 200 000 personnes par an dans les années 2000 et de 100 000 dans les années 2010. Depuis deux ans et dans les deux décennies à venir, on tombe à 20 000 à 30 000 personnes de plus par an, en incluant les 150 000 immigrés supplémentaires chaque année. Il n’y a plus de réserve de main d’oeuvre. Les employeurs vont de plus en plus se concurrencer pour attirer les salariés chez eux : bonne nouvelle pour les travailleurs et nouveau défi pour les entreprises.

Quelles sont vos propositions-phares pour remédier à cela ?

La première est que le travail permette à nouveau d’améliorer sa vie. A long terme, il faut réindustrialiser le pays car c’est la seule façon d’obtenir de nouveau des gains de productivité. Nous sommes l’une des économies les moins productives d’Europe parce que nous sommes largement devenus une société de consommation et de services peu qualifiés. Il n’y a pas d’augmentation forte et durable des salaires sans gains de productivité, et il n’y a pas de gains de productivité réguliers et élevés sans industrie. Nous devons aussi élever notre niveau collectif de compétences : nous Français, que ce soit les jeunes élèves ou les travailleurs plus âgés, sommes désormais au-delà de la 25ème place mondiale en termes de compétences. Dit de façon simple, nous sommes devenus un peuple moyennement compétent dans le monde. Or, la valeur économique est dans l’innovation, le savoir-faire, la qualification : pour redevenir un peuple qui innove et qui produit, donc qui crée de la valeur et qui profite de cette valeur créée, nous devons remonter au classement des compétences, faute de quoi nous deviendrons un peuple de sous-traitants appauvris, qui importe, distribue et consomme des richesses inventées et produites par d’autres.

Les deux mamelles du travail qui paie sont donc l’industrie et la compétence. Sauf qu’avant que cela touche des millions de Français, il faudra vingt ans.

Et d’ici là, comment fait-on ?

On réduit l’écart entre ce que les travailleurs gagnent et ce qu’ils reçoivent sur leur compte en banque. Par exemple, pour toucher 2100 euros nets grâce à son travail, il faut travailler pour en gagner 3800. Il y a trente ans, pour ce même argent gagné, on en gardait 2350 €, il y a cinquante ans 2600 €. Cela résulte de notre choix collectif de ne faire payer nos dépenses sociales – les seules dépenses publiques qui augmentent – principalement par les travailleurs. On peut faire un autre choix, comme d’autres pays l’ont fait : on peut financer notre modèle social, sans le dégrader, en sollicitant un peu moins les travailleurs (salariés, fonctionnaires, indépendants) et un peu plus les rentiers, les retraités les plus aisés et les héritiers les mieux dotés.

Je propose de baisser de 100 milliards d’euros en cinq ans les charges sur les travailleurs, ce qui équivaudrait, en incluant les augmentations naturelles au rythme des précédentes années, à une augmentation de salaire moyenne de 30% en cinq ans, pour la grande majorité des gens.

Vous dites aussi que l’héritage rapporte plus que le travail ?

Oui, à condition là aussi de préciser qu’en moyenne, la majorité de ce que chacun d’entre nous possède vient désormais de l’héritage, c’est-à-dire du hasard de la naissance : 60% du patrimoine français est aujourd’hui hérité, contre 35% dans les années 1970. Nous sommes redevenus une société de la rente et de la naissance, davantage que du mérite et du travail. Si l’on veut revenir à une situation où la majorité (pas la totalité, évidemment) de ce que chacun possède vient de son travail et de son mérite, et non de la naissance, il faut agir sur les deux leviers : faire que le travail paie plus, et que les gros héritages paient moins. Aujourd’hui, nous taxons le travail huit fois plus que l’héritage, qui bénéficie de multiples abattements et exonérations, et est en réalité taxé à 6%, en moyenne (300 milliards transmis par an pour 19 milliards de droits de succession), très loin des taux apparents, par exemple de 45% au-delà de 1,8 million. Tout en préservant l’outil de production, on peut relever le niveau de taxation sur les 10% des héritages les mieux dotés, au-delà de 500 000 euros par personne.

Nous pourrons ainsi à nouveau dire que notre contrat social est fondé sur le travail et le mérite individuels, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.

Propos recueillis par Valérie Lecasble

Antoine Foucher, Sortir du travail qui ne paie plus, Éditions de l’aube – 2024 – collection LB & Cie

Valérie Lecasble

Editorialiste politique