14/ Aux armes, citoyens…
S’engager, résister ou fuir… la guerre en Ukraine ne laisse pas d’autre choix, difficile, aux jeunes Ukrainiens
Il s’en souvient très bien. Il était deux heures du matin, ce mercredi de février. Arsen venait de boucler sa valise en prévision du départ, le lendemain avec sa femme, pour un voyage à l’exposition à l’ « Expo Dubaï » centrée sur la connectivité. Arsen est concepteur de jeux, sa femme ingénieur informatique. Dans la rue, toutes les lumières du poste de police sont allumées. Étrange. A cinq heures du matin, une forte détonation sur le port. Un missile ? « Impossible ». Le ciel s’illumine au-dessus de la mer. « Façon Star Wars », dit Arsen. Les réseaux confirment : les Russes ont envahi l’Ukraine. Il défait ses valises, fait la queue pour acheter des provisions, des médicaments, de l’essence, réflexes archaïques de survie.
L’aéroport de Kiev est investi, puis libéré. Sur l’île aux Serpents, les défenseurs répondent à l’ordre de reddition russe par un « Allez vous faire foutre ! » Arsen est réconforté. L’Ukraine, qui subit l’occupation russe à l’Est depuis 2014, ne capitulera pas. Il veut mettre sa femme et son fils à l’abri, à l’étranger. Elle refuse. Cinq jours plus tard, les Russes sont à Kherson, le débarquement menace, elle part avec le gamin vers la Moldavie, pour Cracovie en Pologne.
C’était il y a deux ans et demi. Arsen se retrouve seul, avec son chat. Il a 40 ans, un corps sec et musclé, des cheveux et des yeux très noirs, cernés, fiévreux, un air d’ailleurs, du Sud, de l’Arménie, de son grand-père. La guerre est là. Le président Volodymyr Zelensky décrète la loi martiale et annonce une mobilisation générale. En clair, tous les hommes âgés de 18 à 60 ans peuvent être appelés sous les drapeaux à tout moment. Trois possibilités : s’engager, fuir à l’étranger, ou participer à la résistance civile. Arsen rejoint les volontaires, collecte et distribue l’aide humanitaire, gère les dons venus de l’étranger.
Trois mois plus tard, un décret présidentiel autorise la mobilisation de toutes les forces disponibles. Des milliers de citoyens répondent à l’appel, certains volontairement, d’autres par obligation. « Le système de recrutement est parfois incompréhensible », dit Arsen. Voire complètement chaotique. Certains s’engagent, très motivés, mais attendent leur appel depuis des mois. D’autres le fuient, se font arrêter dans la rue, un bus, devant chez eux, et sont enrôlés de force. A Odessa, des vidéos circulent où l’on voit des hommes poursuivis par des militaires.
Sur le papier sont exemptés les malades, les invalides, ceux qui ont trois enfants en bas âge, une personne handicapée à charge ou suivent des études supérieures, comme Arsen qui termine un PHD en économie. En réalité, la mauvaise coordination entre les centres de recrutement et les unités militaires provoquent des retards ou des affectations aberrantes. L’un, malade et père de famille, est envoyé directement sur le front, l’autre, à peine entraîné, se retrouve dans une tranchée en première ligne, le dernier, célibataire, jeune, volontaire et enthousiaste, tourne en rond pendant des mois chez lui en espérant une convocation. Sans compter que certaines branches de l’armée, les forces spéciales ou les brigades de défense territoriale, sont très sélectives. De rage, certains préfèrent rejoindre les groupes paramilitaires.
Évidemment, la corruption, le mal endémique du pays, facilite les choses pour ceux qui en ont les moyens. En juillet 2023, un scandale éclate à l’ouest du pays où des responsables du recrutement ont reçu des milliers de dollars pour falsifier des documents médicaux. Plusieurs hauts responsables militaires ont été limogés.
Beaucoup d’hommes ont fui à l’étranger. Parfois au risque de leur vie. Comme ce fugitif abattu sur la frontière moldave. Ou l’affaire de ces 11 hommes qui n’ont pas hésité à attaquer un poste-frontière lors d’une véritable tentative d’évasion. Ou les amis, devenus si lointains, qui appellent du Canada, d’Allemagne ou de Grèce. Ou encore ces militaires qui reviennent du front en permission, parfois mutilés, toujours épuisés après deux ans de guerre sans remplacement, parlent du froid, de la boue, des nuits à rouler tous feux éteints avec des lunettes infrarouges. Arsen les écoute, sans parvenir à intégrer une réalité qui lui semble virtuelle.
Lui ne blâme pas, ne juge pas. S’il fallait porter l’uniforme, il le ferait, de préférence dans une unité de renseignement. Il n’a pas vu sa femme depuis décembre 2023. Son gosse grandit sans lui. Le père se reproche de ne pas être là pour l’élever, l’homme se dit qu’un jour, après la guerre, son fils lui demandera : « Et toi, papa, qu’est-ce que tu as fait ? » Que pourra-t-il lui répondre sinon qu’il a fait de son mieux, comme volontaire civil, en refusant de quitter son pays en guerre. Même s’il faut vivre au jour le jour, avec les sirènes d’alarme et les missiles, aller à une soirée sur la plage en faisant semblant d’oublier la guerre, ne pas se demander si la guerre durera encore des années ou si tout peut s’arrêter d’un coup, demain, par la mort ou la paix. « Je me dis souvent “Memento mori” (souviens-toi que tu vas mourir), mais je pense aussi à Victor Franco le rescapé des camps qui disait qu’il faut vivre sa vie, jour après jour, pas à pas. »
S’engager, fuir, résister… infernal triptyque de tous ceux qui vivent à Odessa, dans des rues inondées de touristes l’été, boueuses et glaciales l’hiver, marche dans des avenues encombrées de générateurs électriques, face à des magasins ou des hôtels aux fenêtres murées. Où sont leurs propriétaires ? Au front ou à l’étranger ?
Arsen, lui, a choisi, sans roulement d’épaule, mais sans lâcheté. Il ne partira pas. De toute façon, il ne peut pas devenir un réfugié dans un autre pays, quitter ses amis, sa rue, sa ville. « Ma vie est ici, bonne ou mauvaise ». Et la pluie des missiles, le danger, la mort ? Soit. Après tout, pour qu’un homme meure, il faut d’abord qu’il ait eu le courage d’exister.