Blanquer : « Macron répand une lumière noire »
Pas content, Jean-Michel Blanquer… Dans son livre (*), il dresse un portrait sans indulgence de la macronie et du président, tout en défendant avec flamme son propre bilan. Propos recueillis par Bernard Attali.
Bernard Attali – Vous qualifiez l’un de vos prédécesseurs de « Tartarin de l’intérêt général », d’inventeur du « volontarisme d’atmosphère » , et de « politicien à l’ancienne ». Il s’agit bien de François Bayrou ?
Jean-Michel Blanquer – Les flèches n’ont pas manqué lorsque j’étais au ministère, de face et de dos. Je suis resté stoïque. Il n’y a pas lieu de s’offusquer que j’en renvoie aujourd’hui quelques-unes à certains émetteurs, de face. Cela permet de rétablir certaines vérités.
En matière de laïcité pourquoi dites-vous que l’usage fait de la loi de 1901 a occulté trop souvent celui de la loi 1905 ? Regrettez-vous votre image de raideur en ce domaine ?
C’est une expression utilisée à juste titre par le président de la République pour expliquer que certains secteurs religieux contournent le cadre prévu par la loi de 1905 en utilisant la loi sur la liberté d’association. Ils masquent le cultuel sous le culturel. Cela s’est vu par exemple pour les enjeux de financement par des puissances étrangères. La loi destinée à conforter les principes de la République, que nous avons conçue avec Gérald Darmanin et Marlène Schiappa, pour mettre en œuvre le discours des Mureaux du Président de la République, contribue à résoudre ce problème.
Votre critique du parti présidentiel est sévère. En quoi à votre avis ses disfonctionnements expliquent-ils la situation politique actuelle ?
Il n’y a pas vraiment de parti présidentiel. Et il s’agit d’un choix du président. Cela fait partie des options irrationnelles et masochistes que je m’efforce d’analyser dans le livre. En 2017, il y avait de quoi structurer un parti, cohérent idéologiquement, présent territorialement et organisé pour soutenir le président et sa majorité dans toutes les circonstances. Les adhérents et sympathisants étaient très nombreux et les moyens étaient importants. Cela explique en partie la situation actuelle car un véritable parti aurait contribué à doter la majorité d’une colonne vertébrale plus claire et mieux perçue par les citoyens. Une véritable organisation aurait permis aussi de remporter plus de mandats locaux et peut-être d’avoir une majorité absolue aux élections législatives de 2022.
Vous semblez pessimiste sur l’avenir de nos institutions en soulignant « l’entropie démocratique » qui se répand. Pourtant nos institutions tiennent bon depuis 1958, non ?
On peut affirmer les deux à la fois. D’un côté, je décris ce que traversent toutes les sociétés démocratiques : une demande politique et sociale de plus en plus forte, liée à l’individualisme contemporain dans toutes ses dimensions, à laquelle les régimes démocratiques ont du mal à faire face. Cela conduit à leur fragilisation et à la montée des populismes. De l’autre côté, nous avons en France des institutions solides et précieuses qui permettent en effet de « tenir bon ». Mais cela a des limites. La puissance du pouvoir exécutif ne peut être la seule réponse au phénomène de l’entropie démocratique. Il faut des mécanismes de participation et de responsabilisation à toutes les échelles de la société. Ceci ne remet pas en cause la Vème République, bien au contraire.
Vous qualifiez « d’immorale » la récente décision de dissoudre l’Assemblée Nationale. Pourquoi ce qualificatif ?
Parce que la seule justification intellectuelle que l’on peut lui trouver était de prendre de vitesse les partis politiques. Or, on ne doit pas faire de « coups » avec la constitution. Cela a d’ailleurs toujours un effet boomerang. C’est ce qui s’est passé, de façon en réalité très prévisible.
Vous écrivez que le Président de la République est désormais porteur « d’une lumière noire » Que voulez-vous dire ?
C’est une métaphore qui permet de souligner à quel point il a porté une lumière prometteuse en 2017 et au long de son premier mandat. Il y a eu une forme de renversement ensuite se traduisant par une absence de cap. C’est ce que je m’efforce de décrire.
En quoi Edgar Morin et sa « pensée complexe » ont-t-ils influencé votre action ?
J’ai lu Edgar Morin assez tôt dans ma vie, notamment « la méthode » qui m’a été utile pour la réalisation de ma thèse sur « les méthodes du juge constitutionnel ». Et il est devenu un ami depuis près de trente ans maintenant. Je suis imprégné de certaines de ses approches, notamment tout ce qu’il écrit sur l’erreur, le biais cognitif comme consubstantiels à nos perceptions humaines et que nous devons prendre en compte pour aborder la complexité du réel. Nous avons même écrit un ouvrage ensemble « Quelle école voulons-nous ? » qui permettait de voir nos accords (nombreux) et désaccords (intéressants).
La nouvelle pluridisciplinarité de certains nouveaux enseignements au lycée (« Humanités, littérature, philosophie » ; « Histoire, géographie, Science politique, géopolitique » etc.) peut être vue par exemple comme très « morinienne ». Mon image de raideur en la matière est probablement le reflet de ma conviction qu’il ne faut pas faire d’accommodements en ces matières, faute de quoi la voie est ouverte à toutes les radicalités. Je suis inflexible car j’ai trop vu la montée en puissance de l’islamisme fondamentaliste se réaliser en profitant des naïvetés et des complaisances de nos démocraties. Parfois, la liberté pour être défendue, a besoin de la raideur de ceux qui ont des responsabilités publiques.
Avec le recul, comment voyez-vous les réformes accomplies par vous rue de Grenelle ?
La plus importante a été celle de l’école primaire qui est passée par un bouquet de mesures, toutes destinées à renforcer l’ancrage des savoirs fondamentaux chez les enfants dès le début de leur parcours scolaire. La plus emblématique a été le dédoublement des classes dans les territoires les plus défavorisés en grande section, CP et CE1. Cela concerne désormais 400.000 élèves par an. Mais il y a aussi d’autres évolutions en profondeur. En particulier, les évaluations nationales en début de CP, de CE1, de CM1, de sixième, de quatrième et de seconde, permettent d’avoir une idée précise du niveau de chaque enfant et de l’ensemble du pays, ce qui permet la personnalisation des parcours et le pilotage pédagogique de nos écoles. Nous avons aussi créé le « plan français » et le « plan mathématiques » qui a consisté à former la grande majorité des professeurs des écoles aux méthodes à l’efficacité la plus démontrée grâce aussi à la création d’un Conseil scientifique de l’éducation nationale. C’est pourquoi il y a d’ores et déjà un début de rebond du niveau de l’école primaire en France, mesuré par les évaluations nationales et internationales (l’évaluation PIRLS en particulier).
La deuxième réforme importante est celle du lycée professionnel, complémentaire de tout ce qui a été fait pour la montée en puissance de l’apprentissage. Cela s’est accompagné aussi du déploiement des Campus des métiers et des qualifications dans toute la France.
Enfin, la réforme du lycée général et du baccalauréat est profondément structurante. Elle repose sur le principe d’une plus grande liberté de choix pour chaque élève articulée avec une plus grande exigence dans chaque enseignement (tous les programmes ont été révisés dans ce sens). Tout ceci a été conçu pour mieux préparer l’élève à l’enseignement supérieur en partant du constat que, avant la réforme, il y avait plus de 60% d’échec en fin de première année de l’enseignement supérieur. Les critiques n’ont pas manqué, comme souvent lorsque l’on s’attaque en profondeur à un sujet. J’invite chacun à lire dans le livre les éléments précis qui permettent de voir, au contraire, les progrès que cela représente, y compris pour les mathématiques et les sciences.
Vous qualifiez votre méthode de travail de « ballon à suivre ». Que veut dire cette image de rugbyman ?
Sur de nombreux sujets de réforme, le problème peut être l’inertie dans le démarrage et dans l’exécution, a fortiori quand cela concerne des millions d’acteurs. Le « ballon à suivre » est une façon de mobiliser les acteurs sur un objectif précis qui fait sens plus que sur des processus. Le message est de ne pas attendre que le voisin ait avancé pour avancer.
Les Français semblent avoir méconnu l’importance de certaines de vos réformes, comme par exemple la scolarité obligatoire à partir de 3 ans
C’est le propre de certains sujets profonds et s’inscrivant dans la durée que de ne pas attirer l’attention immédiate. J’ai pris de nombreuses mesures dont les effets sont à attendre sur plusieurs décennies (par exemple les classes préparatoires au professorat des écoles). L’instruction obligatoire à trois ans, qui représente le premier changement de l’âge d’entrée à l’école depuis Jules Ferry, envoie le signal de l’importance décisive de l’école maternelle et de l’enjeu commun pour tous les enfants. Cela a permis de ramener à l’école plus de 20.000 enfants par an. Si vous êtes d’un milieu défavorisé et que vous n’entrez qu’à six ans, vous êtes déjà très mal parti. Cette conviction sur le caractère essentiel de l’école pour tous les enfants est fondamentale ; c’est cette même conviction qui est à la base de tout ce que nous avons fait et qui a permis de garder les écoles beaucoup plus ouvertes pendant la pandémie en France que dans le reste du monde.
Qu’est-ce au juste que la « Cité éducative « que vous appelez de vos vœux ?
La « Cité éducative » est l’un des dispositifs très importants qui partent du principe que la réussite scolaire se joue aussi dans les facteurs extrascolaires. Nous l’avons conçue avec Jean-Louis Borloo pour donner des moyens aux acteurs locaux, le plus souvent sous la coordination du principal de collège, pour créer des activités pertinentes pour les élèves hors du temps scolaire. C’est au plus près du terrain qu’un responsable a ainsi les moyens, en lien avec tous les acteurs qui jouent un rôle dans la vie de l’enfant, de créer de l’aide aux devoirs, des activités culturelles ou sportives ou de prendre toute sorte d’initiative ayant une valeur éducative.
De manière générale, on doit d’intéresser à ce qui se passe pour l’élève en dehors du temps scolaire pour contrecarrer tous les soleils noirs de notre époque (drogue, délinquances, radicalisation etc). Il faut des possibilités d’engagement positif et d’épanouissement pour les jeunes. C’est aussi le sens de dispositifs comme les vacances apprenantes ou les internats d’excellence.
(*) Jean-Michel Blanquer – La Citadelle, Albin Michel, 416 pages, 21,90 euros