«C’était mieux avant»

par Laurent Joffrin |  publié le 13/10/2024

Les deux tiers des Français pensent que tout va de mal en pis. Les chiffres disent le contraire, mais en politique, la perception l’emporte sur les données objectives.

Laurent Joffrin

Le Figaro en est sûr : « c’était mieux avant ». Rien d’étonnant pour un journal conservateur. Problème : cette idée est partagée par les deux tiers des Français. Selon une toute récente enquête Ipsos, « 64% des habitants de l’hexagone «aimeraient que leur pays redevienne comme autrefois», un niveau en hausse de 8 points en 10 ans, plus que partout ailleurs dans le monde. Selon Pierre Latrille, qui a dirigé l’étude d’Ipsos France, « le « sentiment général » d’une situation qui « se dégrade » est « très partagé (…) : les Français sont très pessimistes, et nombreux à penser que le système de santé est de plus en plus déficient, qu’il y a trop d’insécurité dans le pays ou que l’immigration est un problème ». Rien d’étonnant, dès lors, s’il y a tant de Français « s’inspirant des valeurs du passé (…) quels que soient la proximité partisane et même l’âge des sondés ».

Pour qui jette un œil sur les données objectives, il y a là matière à perplexité. Pour « revenir comme autrefois », par exemple en 1980, les Français devraient diviser par trois leur revenu (en raison de l’enrichissement général du pays depuis cette date), accepter de vivre cinq ans de moins (à cause de l’allongement de l’espérance de vie), travailler en moyenne 15% plus longtemps chaque année, vivre avec une pièce de moins dans leur logement et, pour la moitié d’entre eux, sans salle de bains (comme il était de règle en 1980). Leur pays serait dirigé uniquement par des hommes, les féminicides seraient le plus souvent qualifiés de « crimes passionnels » et les homosexuels discriminés par la loi. En fait, dans la plupart des domaines, les indicateurs de bien-être matériels sont en net progrès. Autrement dit, contrairement à l’idée répandue, on vit nettement mieux et plus longtemps aujourd’hui qu’hier ou avant-hier.

Alors ? L’étude donne quelques éléments qui permettent de comprendre ce paradoxe. Elle pointe d’abord l’effet psychologique – et réel pour beaucoup – de la mondialisation. Ils ne sont en effet que 34% en 2024 à affirmer qu’elle leur est bénéfique, contre 40% en 2022. C’est le score le plus faible observé sur les 50 pays étudiés, avec 26 points d’écart avec la moyenne mondiale. Leur pays était plus pauvre, plus dur, plus difficile à vivre, mais les Français ont néanmoins le sentiment qu’ils étaient mieux protégés. Ils désignent, parmi les facteurs d’inquiétude, l’insécurité, l’immigration, la précarité de l’emploi, la dégradation de l’école publique, et les menaces planétaires que sont les guerres et l’angoissante évolution du climat.

Ils sont également victimes d’un « biais cognitif » : si le présent leur paraît bien pire que passé, c’est aussi parce qu’ils ne croient pas en l’avenir. Cette fois, la perception du futur n’est pas forcément contraire à la réalité. On peut très bien admettre que le pays a beaucoup progressé, ce que montrent les chiffres du bien-être matériel, et redouter en même temps que ce progrès soit menacé. La majorité des Français – indice éloquent – pensent que leurs enfants vivront plus mal qu’eux.

Ces chiffres, qui confirment de nombreuses enquêtes du même genre, ne sont pas sans conséquences pour les partisans du progrès et donc, entre autres, pour la gauche. Il est, d’une part, ridicule de faire croire que la France est un pays de misère en plein recul, digne d’un roman de Zola, comme on l’entend souvent dans les discours de la gauche. D’autant que celle-ci est à l’origine de nombre d’avancées sociales.

La France progresse matériellement, sans discussion possible et se situe parmi les nations les plus prospères de la planète. Mais il émane du corps social une anxieuse demande de protection. L’ouverture du pays, de toute évidence, suscite plus d’inquiétude que de progrès pour une bonne partie de la population, qu’il s’agisse de stabilité professionnelle, d’insécurité ou d’immigration. La montée des extrêmes en est le reflet direct. Autrement dit, tout programme de gauche qui ne partirait pas de ce constat à toutes les chances de rester inaudible.

Laurent Joffrin