Comment battre les mafias

par Marcelle Padovani |  publié le 07/09/2024

Le chef de la lutte contre le crime organisé en Italie détaille ses méthodes et fait le bilan de la coopération avec la France. Entretien avec Giovanni Melillo

Giovanni Melillo D.R

Le magistrat Giovanni Melillo vient d’inaugurer Via Giulia à Rome une salle de réunion dédiée à son célèbre collègue, le juge Giovanni Falcone, assassiné par la mafia il y a 32 ans. Un geste important pour celui qui est aujourd’hui Procureur National Antimafia, autrement dit le principal responsable de la guerre contre le crime organisé en Italie. A 65 ans, Giovanni Melillo est considéré comme le digne successeur de Falcone. L’esprit du héros historique de l’Antimafia était ainsi présent lors de cette interview au siège du Parquet (PNA), via Giulia à Rome, par un de ces après-midi caniculaires qui ont marqué la fin de l’été. Les thèmes de notre conversation ? A Marseille, le 16 septembre prochain, les magistrats italiens et français chargés du crime organisé feront le bilan de leur coopération. Et tenteront de mesurer le rapport de force entre les mafias et les organismes anti-mafia dans le monde.

Marcelle Padovani – Comment expliquer l’implantation croissante en Europe des mafias actuelles, la Camorra napolitaine et la ‘Ndrangheta calabraise ?

Giovanni Melillo – En réalité, ces organisations exploitent depuis des décennies la plupart des grands pays européens. Déjà en 2003 une rencontre a été organisée ici au siège de la Procura nazionale, entre les parquets italiens et français pour souligner la présence inquiétante de la ‘Ndrangheta dans l’Italie du Nord (Milan), et dans la France du Sud (Menton Vintimille), en somme des deux côtés des Alpes. Le but de ces filiales locales était et est encore celui de coordonner les activités illégales et le recyclage. On peut dire qu’il arrive que les enquêtes communes entre les Parquets suisses, allemands, français et italiens, impliquent même les parquets sud-américains et parfois africains. En somme, là où le trafic de drogue se mêle au financement du terrorisme. Car le transport de la cocaïne est le vecteur essentiel des systèmes criminels . Il entraine l’augmentation des implantations locales mafieuses et la multiplication des infrastructures logistiques (ports, bateaux, avions), coordonnées entre les différents pays . Idem pour les opérations de recyclage. Anvers, Marseille ou Gênes sont ainsi sous observation constante .

La France est-elle en retard sur l’Italie pour la lutte antimafia ?

La collaboration avec la France est décisive et fondamentale. La police judiciaire française par exemple est décidément plus avancée que l’italienne pour ce qui regarde les technologies et les enquêtes informatiques. Notre chute inattendue dans ce secteur décisif, due au manque d’investissements spécifiques en matière de ressources humaines et matérielles, a fait naitre chez nous un « besoin de France », ce pays où la législation permet des écoutes téléphoniques de masse . Lesquelles sont devenues un instrument fondamental dans la guerre contre les organisations criminelles qui utilisent les plates-formes cryptées de communication. L’apport français est donc pour nous décisif .La situation est comparable en matière de terrorisme dit « islamiste ». Les informations et les analyses du système anti- terroriste française sont plus qu’utiles. Nécessaires . Elles renforcent les échanges d’informations spontanés et directs.

Et le « modèle italien » ?

L’Italie en revanche a montré la voie pour les structures antimafia et la lutte contre le crime organisé. C’est ce qu’on appelle en effet le « modèle italien », avec le Parquet National Antimafia , qui existe depuis 1992, et qui s’est ainsi révélé comme le plus efficace et le plus capable de produire les informations indispensables au développement des enquêtes au niveau européen.  Parce qu’il oblige, à travers la coordination du Parquet national et des Parquets de district de la Péninsule à se confronter systématiquement, à partager informations et enquêtes, adopter des stratégies communes , souvent transnationales. Et à mettre en contact les différents centres d’investigation et de répression locaux avec les organismes centraux. Réalisant également une précieuse collaboration internationale . Le Parquet de Reggio-de-Calabre est ainsi poussé à collaborer avec celui de Milan ou celui d’autres villes, étant bien entendu que les échanges ne concernent pas le contenu des enquêtes , mais sur la méthode, qui est arrêtée au niveau national .

Qu’est ce qui fait le succès de l’Antimafia italienne ? Quel est votre secret ?

Il n’y a aucun secret. Seulement une expérience de plus de 30 ans de travail intense. Et grâce à trois composantes essentielles de notre riposte. La spécialisation d’abord. Nous avons en 1991 réduit le nombre des Parquets de 165 à 26 . Tous habitués au travail collectif, au partage des informations et à la coordination sous l’égide de la Procura nazionale antimafia. À laquelle en 2015 avaient d’ailleurs été attribuées également les fonctions d’impulsion et de coordination en matière de terrorisme .

Puis il y a eu la législation sur les « collaborateurs de la justice », que les médias avait baptisés « repentis ». Ils sont plus d’un millier en Italie . Ce sont des ex mafiosi convertis à la coopération avec l’Etat. Ils sont aujourd’hui pratiquement tous en liberté , après avoir bénéficié d’importantes remises de peine en échange de leurs informations exclusives. Soigneusement mises au banc d’essai. Ainsi pour le plus célèbre des « repentis » mafieux, Tommaso Buscetta, qui fit connaitre la composition exacte de la « Commission » qui gouvernait alors Cosa nostra : la moindre de ses indications a été contrôlée par le juge Giovanni Falcone. Il avait même envoyé un policier à Buenos Aires pour vérifier le nombre des bancs publics sur telle place de la ville, cités par le repenti. Simplement pour s’assurer de la qualité de sa mémoire et de la fiabilité de ses informations. Même les plus banales.

Et la troisième raison ?

 C’est la loi sur « l’association mafieuse » qui permet de condamner un inculpé même s’il n’a commis aucun délit, pour le simple fait d’être membre d’une association criminelle. Cela implique évidemment un gros travail de reconstruction de la capacité d’intimidation de l’organisation criminelle , l’examen de nombre de déclarations, d’écoutes téléphoniques , plus l’analyse de pas mal d’aspects financiers liés aux différents patrimoines. Mais cette loi est un authentique chef d’œuvre qui n’a pas besoin de grandes modifications même lorsque le paradigme de l’association mafieuse est étendu à la mafia albanaise, nigériane ou chinoise.

Propos recueillis par Marcelle Padovani

Marcelle Padovani

Correspondante à Rome