Culture : la grande menace

par Jérôme Clément |  publié le 03/01/2025

L’affaire Morançais – la suppression des subventions à la culture dans la région des pays de Loire – n’est pas un cas isolé. Elle traduit une crise plus grave : la remise en cause de la place de la culture en France.

Une manifestante tient une pancarte "secteur culturel menacé de coupes budgétaires massives" lors d'une manifestation contre les réductions de dépenses dans la culture par la Présidente de la région des pays de la Loire, à Nantes, le 20 décembre 2024. (Photo Sébastien Salom-Gomis / AFP)

Au début, nous avons pensé que cette ancienne adjointe de Bruno Retailleau mettait en œuvre les idées de la droite extrême proche de M. de Villiers. Ainsi pouvait s’expliquer cette brutalité anti-culturelle. Puis, nous avons été surpris du silence assourdissant de son mentor, Edouard Philippe, tandis que l’extrême droite et une bonne partie de la droite approuvaient les initiatives de la présidente de région. Plus généralement, nous constatons le silence de la classe politique, droite et gauche confondues, ce qui, à l’évidence, pose un problème de fond.

Il fut un temps où la Culture dans ce pays faisait consensus. Même si à l’origine, c’est le Front populaire qui entreprit en 1936 la première grande œuvre en faveur de l’accès de tous à la culture, et des artistes qui la portent, l’adoubement par le général de Gaulle d’André Malraux, numéro deux de son gouvernement et la création du ministère de la Culture avait mis la droite au pas. Puis François Mitterrand et Jack Lang donnèrent à la culture un statut intouchable, encore jamais vu en France ni dans le monde : une priorité absolue.

La bataille pour l’exception culturelle, commencée sous Mitterrand et poursuivie avec ardeur par Jacques Chirac créèrent un rare consensus dans le pays en sacralisant la culture. Même s’ils n’étaient pas particulièrement motivés, ni Nicolas Sarkozy, ni François Hollande ne remirent en cause ce statut, continuant à défendre l’exception culturelle, vache sacrée de tout président de la République.

C’est ce tabou qui vient d’être brisé. Nul doute que les décisions de madame Morançais, acceptées de fait par la classe politique et imitées dans d’autres régions, vont remettre en cause les fondements même de la politique culturelle : est-elle encore aujourd’hui un service public ? Autrement dit : est-il légitime de subventionner les activités culturelles avec des fonds publics, qu’ils viennent de l’État ou des collectivités locales ?

La question n’est pas de savoir si la culture doit participer à l’effort collectif de remise en ordre des finances publics : chacun comprend qu’il faut participer à l’effort d’économie engagé dans le pays. Mais pour beaucoup, cette « obligation d’économies » arrive au bon moment pour liquider l’héritage culturel de la gauche et du général de Gaulle. « La fête est finie », disent certains avec gourmandise. Sans se soucier de l’écart croissant entre Paris et province, car il n’est pas question de toucher aux grandes institutions parisiennes. Le Nouveau Théâtre populaire de La Fontaine-Guérin, en Anjou, avec ses places à 5 euros, va disparaître, mais pas la Comédie Française ou l’Opéra de Paris.

Car ce que l’on entend aujourd’hui est d’une autre nature. Un vent libéral souffle, en France comme ailleurs, sur les dépenses publiques et leur affectation. En Allemagne, et particulièrement à Berlin, on coupe dans les dépenses culturelles, pour des raisons économiques, mais aussi parce que l’heure n’est plus prioritairement à la culture mais à la défense. En Italie, pour des raisons plus idéologiques que financières, Meloni veut mettre la culture à son service, ou du moins elle essaie. Sans compter Orban en Hongrie, et tous ces régimes illibéraux qui ne jurent que par la loi du marché et détestent les artistes critiques. Dans cette conception, l’argent public est prévu pour les missions régaliennes : sécurité, justice, éducation et activités sociales, encore faut il y regarder de plus près. Pas pour la culture. Au fond Elon Musk n’est pas loin, qui doit simplifier et remettre en ordre l’État, éradiquer les mal pensants, il a ses émules, zélés, déjà parmi nous, et pas si loin.

Quelle société voulons-nous et quel doit être le rôle de la puissance publique ? À cette question fondamentale, la réponse donnée jusqu’à aujourd’hui était de corriger les excès du marché et les inégalités qu’il entraîne par une intervention régulatrice de l’état et des collectivités, notamment dans les secteurs non rentables : la culture en est l’exemple parfait, si l’on veut donner leur chance aux nouveaux talents et permettre au public peu fortuné d’y avoir accès. Une politique culturelle sophistiquée a été élaborée à partir de cette idée très française et admirée dans le monde pour cette raison.

Certes on peut toujours revoir des mécanismes sclérosés, des structures inadaptées, des procédures désuètes. Là n’est pas le sujet. Ce n’est visiblement pas suffisant pour ceux qui n’ont jamais accepté de donner de l’argent aux saltimbanques ou aux créateurs dont ils ne maîtrisent rien de ce qu’ils font, et produisent des œuvres auxquelles ils ne comprennent rien ou qui les remettent en cause parfois sans ménagement. La liberté de parole, de critique, les satires ou caricatures? Selon eux, ça suffit !

Le paradoxe de cette révolution conservatrice est qu’elle survient précisément l’année où le cinéma français connaît ses plus grands succès grâce à des mécanismes de soutien qui donnent leur chance à des inconnus, des petites structures nouvelles en prenant le pari que le public suivra. C’est ce que montre le triomphe d’un film populaire comme « Un p’tit truc en plus ». La France bat tous les records d’affluence dans les salles et dans tous les genres. Politique de l’offre audacieuse sur crédits publics ? C’est paradoxalement la doxa officielle dans le domaine économique, c’est dans le domaine du cinéma un pari sur l’audace et l’intelligence, celui aussi de la liberté d’expression et c’est celui-là précisément que l’on veut abattre alors qu’il est vital pour notre pays et pour nous, citoyens, de disposer de ces espaces de rêve et de talent qui font la richesse de notre culture et notre créativité.

Mais veut-on encore des citoyens libres de leurs choix, ou seulement des consommateurs de produits « rentables » ?

Jérôme Clément

Editorialiste culture