Dans l’ombre du 7 janvier
Alors que le pays commémore les dix ans des attentats de janvier 2015, que reste-t-il du grand sursaut national de « Je Suis Charlie » ?
Voici deux albums comme les deux extrêmes du même spectre, l’avant et le revers d’un même récit collectif : le nôtre.
Côté face, « Laïcité, oui mais », réédité en version complète pour commémorer les 10 ans de l’attentat contre Charlie Hebdo, qui coûta la vie à son auteur, Charb. L’ex-rédacteur-en-chef du magazine fut explicitement ciblé par les terroristes, et exécuté le premier parmi les douze victimes de la tuerie.
Plaidoyer vibrant pour la laïcité à la française, la BD de Charb se moque de toutes les religions avec un humour féroce pour démontrer que la liberté d’expression ne s’use qu’à force de ne pas servir. On retrouve au fil des pages le fameux « esprit Charlie » dans sa gouaille et sa provocation les plus pures. On se surprend aussi, parfois, à questionner laquelle des saillies de l’auteur fut celle qui entraîna sa mort, mettant en branle la folie vengeresse des djihadistes. Des dessins d’une grande liberté, acides parfois, mais aussi d’une vraie finesse, l’œuvre d’un penseur militant qui mit son art au service de ses idéaux.
Côté pile, le roman graphique Janvier commence par un aveu d’échec : celui d’une police qui n’a pas su correctement protéger Charb et les autres journalistes de Charlie Hebdo, déjà fréquemment menacés et placés sous protection rapprochée avant l’attentat du 7 janvier 2015. Œuvre d’une rare intensité, l’album retrace l’action du RAID contre les deux frères Kouachi, puis contre leur complice Coulibaly, qui cibla les otages de l’Hyper Cacher, à Vincennes.
Un récit haletant, d’une précision remarquable, qui embarque dans l’action des policiers d’élite au fil de la traque. Une fois dépassés le paradoxe du titre (on se demande comment le mois de janvier est devenu « le jour où nous avons été applaudis ») et quelques lourdeurs langagières (il y a beaucoup de « salut collègue » dans le phrasé des flics), l’album s’avère une immersion passionnante auprès des opérateurs de choc pendant ces trois jours qui auraient pu faire basculer la France.
Sèche, rigoureuse et impitoyable, la narration déroule minute par minute le rôle de chacun, et le sens du devoir face au danger aussi bien que l’aberrante « guéguerre des polices » entre le RAID et le GIGN, alors même que les otages sont détenus à bout portant. Le rôle du président, François Hollande, et du ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, est également souligné, permettant de comprendre comment les dirigeants politiques et policiers prennent leurs décisions aux instants fatidiques.
En l’occurrence avec succès, puisque les 17 otages de l’Hyper Cacher vont être libérés, au prix de cinq blessés parmi le RAID et la BRI. Porté par un dessin d’action, graphique et très puissant – l’Italien Luca Casalanguida n’est pas sans rappeler le jeune Hugo Pratt des années « Ernie Pike » – l’album dépasse de loin le simple rapport d’activité policière pour nous plonger dans les secrets de la fabrique d’un moment d’Histoire.
« Laïcité, oui mais » de Charb, 96 pages, éditions Robinson-Hachette Comics, 17 euros 99.
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« Janvier, le jour où nous avons été applaudis », de Makyo, Jean-Edouard Grésy et Luca Casalanguida, 127 pages, éditions du Rocher, 19 euros 90.
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