De la « submersion »

par Laurent Joffrin |  publié le 29/01/2025

La gauche a raison de se gendarmer devant l’emploi du mot par le Premier ministre. Mais elle a grand tort de refuser de regarder en face certaines réalités.

Laurent Joffrin

C’est entendu, François Bayrou a eu tort d’employer le mot « submersion » pour parler de l’immigration en France. Le terme suggère une présence massive et un nombre d’entrées considérable chaque année. Or les personnes immigrées représentent environ 10% de la population française (chiffres INSEE) et, très honnêtement, on ne voit pas comment ces 10% pourraient « submerger », les 90% restants. Ce mot fait partie – c’est un fait objectif – de l’arsenal rhétorique employé depuis longtemps par l’extrême-droite et le Premier ministre, par définition, lui a donné un poids et une légitimité qui servent grandement la propagande nationaliste.

Mais pour être tout aussi honnête, François Bayrou a placé le mot dans une locution qu’il convient de citer. Il a parlé en fait de « sentiment de submersion », ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Car s’il n’y a pas « submersion », il y a indubitablement « sentiment ». On en veut pour preuve qu’une grande majorité de Français, interrogés par sondages, estiment que le nombre d’immigrés en France surpasse les capacités d’accueil du pays. Certains sont des racistes ou des xénophobes avérés et l’extrême-droite s’appuie d’abord sur ceux-là. Mais d’autres, dont une bonne partie vote à gauche, ne le sont pas.

C’est un fait social et politique sur lequel la gauche réfléchit peu, attribuant ce sentiment à une peur irrationnelle, ce qui revient à suggérer fortement que ces électeurs inquiets sont des trouillards ou des nigauds qui avalent sans y penser les mensonges de l’extrême-droite ou de la droite extrême. Est-ce vraiment audible ? Surtout quand les réactions d’indignation légitimes laissent de côté certaines réalités que chacun peut constater.

Les 10% dont nous parlons, en effet, ne sont pas répartis de manière homogène sur le territoire. Beaucoup se fondent sans heurts particuliers dans la population, occupant souvent des emplois pénibles et mal payés que les non-immigrés ne souhaitent pas prendre en charge. Mais beaucoup, également, se concentrent dans des quartiers pauvres où ils représentent une très large part des habitants, ce qui tend à les transformer en ghettos sociaux favorisant les séparations communautaires et la délinquance endémique. Quant au flux de personnes entrant en France, c’est encore un fait qu’il augmente : quelque 200 000 par an dans les années 2000, plus de 300 000 aujourd’hui (sans compter les exilés sans-papiers). Et c’est enfin un fait que la pénurie de logement en France rend difficile l’accueil décent de ces nouveaux arrivants, qui viennent gonfler les campements précaires ou les habitats insalubres des villes grandes et moyennes.

À ces difficultés bien réelles – qui alimentent le « sentiment » dont nous parlons – la gauche répond par des politiques et des programmes bien intentionnés, humanistes, et donc respectables, mais qui reviennent à expliquer que le nombre des immigrés augmentera à l’avenir et que ceux qui s’en inquiètent sont des intolérants peureux et pétris de préjugés. La gauche répugne à rappeler qu’il n’existe dans aucun pays un « droit à l’installation » et que la régulation de l’immigration incombe à tout État souverain. Michel Rocard avait pourtant précisé que la France ne peut pas « accueillir toute la misère du monde », même si elle doit « en prendre sa part ». Une évidence que la gauche peine à faire sienne, ce qui ouvre un boulevard aux thèses nationalistes et xénophobes qui infestent le débat public.

Laurent Joffrin