Des fascistes à Dublin

par Thierry Gandillot |  publié le 03/01/2025

D’une écriture qui rend l’invraisemblable plausible, Paul Lynch raconte une Irlande gouvernée par un nouveau fascisme. Un roman de l’oppression, sur les traces d’Orwell.

L'écrivain irlandais Paul Lynch remporte le Booker Prize avec « Prophet Song » / « Le chant du prophète ». Il pose avec son exemplaire du livre spécialement relié pour la cérémonie du Booker Prize Award, à Londres, le 26 novembre 2023. (Photo Adrian DENNIS / AFP)

Signe des temps : les dystopies emballent les maisons d’édition partout dans le monde. Après Le Déluge de l’Américain Stephen Markley, l’Irlandais Paul Lynch livre Le chant du prophète, sa version d’un avenir sous la botte fasciste au pays de James Joyce. Lynch est l’un des jeunes auteurs les plus doués de la verte Erin. Il y a cinq ans, Grace, son roman consacré à la Grande Famine qui a frappé l’Irlande au milieu du 19ème siècle, avait été une révélation. Le chant du prophète, couronné du plus prestigieux des prix britanniques, le Booker Prize, l’équivalent du Goncourt, est une confirmation.

Un matin, Larry Stark, un enseignant de Dublin, père de quatre enfants, part au travail ; il ne reviendra pas. Son crime ? Être syndiqué. Arrestation arbitraire, détention à durée illimitée dans un lieu inconnu : aucune explication n’est fournie à son épouse Eilish qui remue ciel et terre pour trouver une trace de son époux. Elle a beau frapper à tous les guichets, elle ne reçoit aucune information. À trop de démener, elle devient elle-même suspecte Petit à petit, les pressions, d’abord insidieuses, se font de plus en plus précises.

Chercheuse en biologie, Eilish donne toute satisfaction à ses supérieurs hiérarchiques. Pourtant, elle se retrouve placardisée, tandis que d’autres collègues, beaucoup moins compétents, lui brûlent la politesse. Les vexations se multiplient, sans que jamais rien ne lui soit jamais reproché, jusqu’au moment où elle se fait licencier sans autre forme de procès.

Sans argent, avec quatre enfants, elle ne parvient plus à assurer ses fins de mois. D’autant que les denrées se font rares et que l’inflation explose. Dans sa rue, devant sa maison, les incidents qui la visent lui mettent une pression supplémentaire. L’accès aux services publics lui est interdit, mais, là encore, sans aucune explication.

Telles sont les méthodes du parti de l’Alliance nationale en place à Dublin. La Police nationale (Garda Schána) et le ministère de la Justice, ont tous les pouvoirs en vertu des lois d’exception qui ont été promulguées. Surtout, une nouvelle police secrète, récemment créée et n’ayant aucun compte à rendre à personne, a tous les droits. Elle en abuse.

La force de ce fascisme sans visage tient dans la gestion du silence : « J’ai commencé à saisir ce qu’ils nous font, c’est tellement intelligent, comme méthode, analyse Eilish, ils te prennent quelque chose et ils le remplacent par le silence, et toi tu ne vis plus, tu es constamment face à ce silence, tu n’es plus qu’une chose confrontée à ce silence, une chose qui attend que ce silence s’achève ( …) mais ce silence n’a pas de fin, tu comprends, ils te laissent vaguement espérer que ce qui te manque te sera un jour rendu et toi, tu restes là, paralysée, amoindrie, émoussée comme un vieux couteau, et ce silence ne finit jamais parce qu’il est la source de leur pouvoir, sa signification secrète. »

La puissance de ce roman exceptionnel tient dans le fait qu’il rend l’invraisemblable plausible. Les rouages de l’engrenage fasciste qui se met en place à Dublin, sont démontés avec une terrible précision. L’écriture, par la densité des phrases et l’absence de paragraphes, accroît ce sentiment d’oppression. Orwell a trouvé un successeur.

Paul Lynch, Le chant du prophète, traduit de l’anglais (Irlande) par Marina Boraso,
293 pages, 22,90 euros

Thierry Gandillot

Chroniqueur cinéma culture