Dieu s’habille en data
Giuliano da Empoli signe avec L’Heure des Prédateurs (1) un livre choc qui veut déranger. Et qui dérange.
Il ne s’agit ni d’un roman ni d’un essai, mais d’un réquisitoire. L’auteur du Mage du Kremlin radiographie sans indulgence un monde qui a changé de visage en très peu de temps. Sa thèse: nous sommes rentrés dans l’ère des fauves, des prédateurs qui ont pris le pouvoir avec les algorithmes comme armes de domination.
Il dit, entre deux références à Machiavel ou Malaparte, combien fragiles sont les règles de droit quand le pouvoir tombe dans les mains de dictateurs alliés aux demiurges des nouvelles technologies. Avec entre eux ce point commun : le culte du plus fort et l’absence totale de tout respect pour les valeurs démocratiques. Leur force ? Le mépris de la vérité et des gardes fous. Leur idéologie : aucune, sinon la prise du pouvoir par le chaos. Leur efficacité: la viralité des réseaux qui l’emporte sur la vérité des faits.
Da Empoli n’épargne personne. Ni les nouveaux pouvoirs totalitaires qui émergent, à l’est comme à l’ouest. Ni les dirigeants démocrates, sans vision, tièdes, bavards et faibles. Ni les acteurs du capitalisme sans entraves, complices naturels des nouveaux maîtres. Ni les citoyens transformés en foules de consommateurs faciles à captiver ou à terroriser, c’est selon.
La question qu’il laisse en suspens est vertigineuse : les démocraties auront elle la force de réagir contre cette tyrannie cognitive, transnationale, insidieuse, qui prend ses aises ? Auront-elles la volonté de s’opposer aux manipulations de masse rendues possibles par les nouvelles technologies ? Pour le moment son constat est angoissant : l’Occident s’installe dans une terrible servitude volontaire. La servitude des esprits faibles qui préfèrent capituler plutôt que combattre.
Nous sommes dans le procès de Kafka, dit l’auteur. Personne ne sait ce qu’il fait dans le box des accusés. Ni le prévenu, ni ses juges, ni le public. Mais le destin suit son cours, tragique. Et maintenant Dieu s’habille en data.
(1) L’Heure des Prédateurs, Giuliano da Empoli, Éditions Gallimard, mars 2025.