États-Unis : guérilla contre l’Europe
L’abaissement de l’Union européenne est un projet ourdi de longue main par les conservateurs américains. L’Europe saura-t-elle se réformer en période de crise, alors qu’elle en a été incapable en temps de paix ?

Le 27 mai le département d’État a envoyé une note diplomatique aux ambassades américaines en Europe. On y lit que l’administration Trump ambitionne de diffuser sa vision de « l’héritage occidental civilisationnel commun ». Le document aurait pu passer inaperçu si l’idée « d’héritage civilisationnel » n’avait pas déjà été utilisé par le vice-président J.D. Vance, qui en parle volontiers en évoquant les relations avec l’Europe.
Cette perspective est l’un des axes du « Projet 2025 », un document produit par le centre de recherche « Heritage Foundation ». Au printemps 2023, ce « think tank » nationaliste et réactionnaire, bien connu depuis les années Reagan, a sorti une somme de 922 pages qui sert aujourd’hui de boîte à outil à la Maison Blanche. En six mois de pouvoir, il a permis à Trump de dégainer pêle-mêle son rejet du multilatéralisme et des organisations internationales, son mépris pour l’Europe, sa volonté d’établir un exécutif fort, sa tentative de redistribuer les rôles dans le commerce mondial. Tous ces éléments sont développés dans le rapport.
Kevin Roberts, le président de la Heritage Foundation, vient d’achever une tournée discrète pour rallier des « alliés civilisationnels en Europe ». A Paris il a donné une conférence sur le thème : « l’avenir du conservatisme en Occident ». Il est en contact avec Éric Zemmour, Marion Maréchal, Éric Ciotti, des proches de Jordan Bardella, le milliardaire Pierre-Edouard Stérin, réfugié fiscal en Belgique ; à Budapest avec l’entourage du premier ministre Viktor Orban ; à Varsovie avec les proches du nouveau premier ministre, le nationaliste Karol Nawrocki. Pour ceux qui sont déjà au pouvoir, comme en Hongrie ou en Pologne, ces relations doivent permettre de fragmenter d’avantage l’UE. Pour les autres il s’agit de renforcer des liens, d’échanger sur les projets des prochains scrutins.
Le 21 juin, peu après les frappes américaines sur des installations nucléaires iraniennes, Trump a eu ce commentaire péremptoire : « l’Iran ne veut pas parler à l’Europe. Ils veulent parler avec nous. L’Europe ne va pas pouvoir aider sur ce sujet ». Ce type d’attaque ne doit rien au hasard. Le veille à Genève, les ministres français, britannique, allemand des affaires étrangères s’étaient réunis avec Abbas Araghtchi : le ministre iranien avait alors marqué sa volonté de poursuivre sur la voie diplomatique. Trump est un winner solitaire. Son one man show n’avait qu’un objectif : faire croire qu’il décide à sa guise de la guerre comme de la paix. La suite dira, ou pas, comment il entend remettre l’Iran sous contrôle via l’AIEA si d’aventure son programme nucléaire était à peine retardé de quelques dizaines de mois.
Dès sa prise de fonction, Trump a scénarisé son obsession anti-européenne. La guerre en Ukraine a été son premier geste. Après avoir repris à son compte le narratif de Poutine sur le conflit, humilié le président Zelensky devant les caméras, il a exclu les Européens des discussions de Ryad puis d’Istanbul. Il a fallu que Français, Allemands et Britanniques imaginent le montage d’une force de sécurité garantissant un futur accord de paix pour que l’on entende parler de l’Europe alors que ce conflit se déroule au cœur du continent. Le projet dit de « la coalition des volontaires » est aujourd’hui encore dans les cartons.
Après l’attaque terroriste du Hamas d’octobre 2023, la plupart des pays européens sont restés figés sur le droit d’Israël à une défense légitime. Le bilan exponentiel des victimes civiles n’a pas été perçu comme une fuite en avant du gouvernement Netanyahou. Le discours des Européens a basculé dans la critique après la rupture de la trêve avec le Hamas en janvier dernier : trop tard, l’Europe était devenue inaudible. Aujourd’hui encore, l’Union européenne peine à exercer la moindre pression significative sur le gouvernement israélien : la suspension de l’accord d’association avec Jérusalem vient d’être écartée par les vingt-sept.
Au sommet de l’Otan, cette semaine, le milliardaire républicain a semblé remettre en cause la doctrine fondamentale de l’Alliance, le fameux article 5 qui impose une assistance mutuelle automatique entre les pays signataires : « il existe plusieurs définitions de l’article 5, vous le savez, n’est-ce-pas ? » a lancé Trump à La Haye avec un petit sourire amusé avant de refuser un tête-à-tête avec Macron.
Longtemps, les responsables européens ont donné l’impression que la guerre de Poutine en Ukraine n’était qu’un moment, presque un accident passager. En dépit de la guerre froide, le continent avait été en paix soixante-dix ans : admettre que l’on doit faire face à un ennemi n’est pas chose facile.
Lorsque Trump a opéré sa bascule sur l’Ukraine il s’est produit un moment de sidération, l’Europe s’est retrouvée bien seule pour affirmer l’indépendance de Kiev. Aujourd’hui le schisme avec Washington est plus profond, aidé en cela par la guérilla permanente du milliardaire républicain contre l’UE.
Cette hostilité de l’administration Trump qui a éclaté au grand jour lors des élections allemandes de février avec le soutien affiché au parti d’extrême-droite AFD, va se répéter. Il n’y aura pas de surprise : le programme des stratèges de la « Heritage Foundation » suit son cours, la liste des forces européennes qui partagent les ambitions de Donald Trump est longue sur le continent.
L’instrumentalisation des relais d’extrême-droite par l’administration Trump met en danger les démocraties européennes, elles même divisées. Elle vise l’Union au cœur de ses valeurs. « Il faut aujourd’hui que l’Europe assume d’être un projet politique démocratique, relevait en mars le député européen Raphaël Glucksmann. Il faut un sursaut fédéral… Pour cela, il faut une défense commune, des institutions qui soient plus fédérales, qui coordonnent davantage les différentes nations, systèmes politiques et armées, permettent enfin de prendre des décisions de manière collective et efficace ». L’Europe saura-t-elle se réformer en période de crise, alors qu’elle en a été incapable en temps de paix ?