Et si on abolissait l’héritage ?
Militant socialiste, Rémy Goubert propose de taxer plus « ceux qui se sont seulement donné la peine de naître ». Dans son livre (*), il décrit un système de redistribution collectif en faveur des jeunes générations.
Laurent Joffrin – Vous proposez donc d’abolir l’héritage en France. Pourquoi cette mesure radicale ?
Rémy Goubert : Ce serait l’aboutissement de l’idéal républicain. Dans un premier temps, je propose de faire payer les impôts sur les successions à ceux qui doivent le payer mais qui ne le font pas grâce à des niches fiscales et à des stratégies d’optimisation. En contrepartie, je propose de créer un nouveau pacte social entre notre jeunesse et la République à travers la dotation universelle de 50 000 euros, financée par l’abolition à terme de l’héritage. Je propose ainsi de lutter contre la rente, collectivement, pour financer les grandes transitions de demain et assurer que le travail paie plus que le hasard de la naissance.
L.J. – Si vous voulez supprimer l’héritage, vous aurez 90 % de la population contre vous …
R.G : C’est exact, mais cela repose sur un paradoxe : en fait, 90 % de la population n’est pas concernée par l’impôt sur les successions. La plupart des Français, en effet, transmettent moins de 100.000 € à leurs descendants, c’est-à-dire qu’ils n’atteignent pas le seuil au-dessous duquel on ne paye pas de droits de succession. La taxation des successions est l’impôt le plus impopulaire de France, mais aussi le moins payé. Dire qu’il faut abolir l’héritage, c’est donc surtout s’en prendre à celles et ceux qui ont beaucoup, qui devraient payer l’impôt et qui ne le paient pas. Pourquoi ? Parce qu’ils ont des avocats fiscalistes qui leur permettent de faire des montages financiers.
L.J : Pourquoi cette mesure, par laquelle 90% des gens ne sont pas concernés, est-elle rejetée par ce même pourcentage ?
R.G : Une manipulation de masse empêche la bonne compréhension du sujet. On compare l’impôt sur les successions à un « impôt sur la mort », selon la formule souvent attribuée à Éric Ciotti. On fait croire aux gens qu’ils vont payer un impôt. Mais la plupart du temps, c’est faux. Ils sont exonérés. Le système fiscal actuel maintient les richesses dans les mains des mêmes personnes. C’est un mécanisme qui protège les plus puissants. Depuis des décennies, cet impôt a été diabolisé parce qu’il profite à celles et ceux qui possèdent la richesse et qui la transmettent à leurs enfants et à leur famille.
L.J : L’expression « impôt sur la mort » signifie que les gens qu transmettent sont imposés de leur vivant, puis une deuxième fois à leur mort…
R.G : C’est en effet une expression très efficace. Mais en fait, comme le dit un notaire que je cite dans le livre, « si vous payez des impôts sur les successions à votre mort, c’est que vous êtes bête ». Pourquoi ? Parce que ceux qui devraient s’acquitter de cet impôt, en fait, ne le paient pas. Durant leur vie, ils ont fait des donations, ils ont donné tout leur patrimoine ou presque de leur vivant, en payant des droits très réduits. Mais pour répondre sur un plan plus philosophique, je crois que le véritable héritage n’est pas monétaire. Les parents veulent léguer à leurs enfants une histoire de vie, des connaissances, des valeurs, bien plus qu’un compte bancaire.
L.J : Votre ouvrage reprend deux études qui expliquent que la transmission du patrimoine de générations en générations a protégé des lignées depuis 1170…
R.G : Ces études ont été menées à Florence, en Italie, et au Royaume-Uni. On s’aperçoit, dans ces deux exemples, que les familles les plus riches sont les mêmes depuis des siècles. Il y a certainement des gens très talentueux parmi elles, mais c’est surtout parce qu’ils connaissent les mécanismes fiscaux qui leur permettent de garder cette richesse.
L.J – Quelle est la part des héritiers dans la société contemporaine ? La France est-elle devenue une société d’héritiers ?
R.G : En 2019, une étude de l’OCDE montrait qu’il fallait six générations pour sortir de la misère. Parallèlement, on constate que 60% du patrimoine des Français est aujourd’hui un patrimoine hérité. Ce n’était pas le cas il y a 50 ans. La France redevient à mon sens une société de rentiers. Et donc, sans surprise, les Français ne croient plus en la République, ne font plus confiance aux politiques. Ils se rendent compte que les dés sont déjà jetés avant même leur naissance. Et quand il y a un sentiment d’injustice trop fort, la paix sociale est en danger.
L.J : Beaucoup de gens estiment que l’État fait intrusion dans ce que les gens ont de plus cher : c’est à dire la maison où ils ont été élevés, le jardin où ils se promenaient, l’étang où ils allaient pêcher quand ils étaient petits. L’impôt sur les successions spolie les héritiers de tous ces souvenirs affectifs.
R.G : C’est la raison pour laquelle je propose deux exonérations : la maison familiale et l’entreprise. La maison serait complètement exonérée de droits de succession. Par contre, s’il y a dix maisons dans la famille, il faudra choisir, mais cela ne concerne pas la grande majorité des Français… Les enfants garderont leur maison familiale, fruit du labeur de leurs parents, mais pas plus. Pour le reste les parents lègueront surtout des savoirs et des savoirs faire, avoir un comportement correct, être un bon citoyen. Et cela vaut, je pense, tout l’argent du monde. La deuxième exonération porte sur l’entreprise. Il ne faut pas non plus que notre tissu industriel parte à l’étranger, ce qui est déjà souvent le cas, malheureusement. Les enfants de chefs d’entreprise auront donc deux solutions : soit payer les droits, s’ils ont de quoi le faire, soit garder l’entreprise, s’exonérer des droits, mais en transformant leur conseil d’administration pour y admettre 50% de représentants des salariés. Je pense que ça répond à une grande question dans notre société, c’est le sens au travail, tout le monde parle du sens au travail, mais je crois qu’il faut impliquer davantage les gens qui créent la valeur.
L.J : Des gens plus conservateurs vous répondront que souvent, les entreprises familiales transmises sont aussi bien, sinon mieux gérées que celles qui sont mises en bourse dans le public.
R.G : C’est vrai et c’est faux. Vous connaissez le dicton : « La première génération crée la valeur, la deuxième la fait fructifier, la troisième la dilapide ». Nous avons un exemple éclairant en France : le groupe Lagardère, dont l’héritier n’était pas à la hauteur et a laissé le groupe en déshérence. Je ne suis pas sûr qu’en naissant avec une cuillère d’argent dans la bouche on gère mieux une entreprise que quand on a dû se battre pour la construire.
L.J : Il y des contre-exemples, Les Dassault par exemple. Les héritiers de Marcel Dassault ont préservé l’outil de travail et l’ont développé.
R.G : Certes, on peut trouver des exceptions. Mais comment expliquer que des grands milliardaires, notamment Bill Gates, ne prévoient pas de donner leur argent à leurs enfants. Eux-mêmes disent : « Je ne souhaite pas que mes enfants bénéficient de tout cet argent. Donc on va créer des fondations, on va donner l’argent à des causes justes. Mes enfants ont grandi dans un milieu déjà très favorisé, ils ont lu les livres qu’il fallait, ils ont rencontré les gens qu’il fallait rencontrer. Ils ont une situation. Cet héritage suffit ». Et moi, je crois qu’ils ont raison.
Sur un plan plus général, la République s’est construite contre l’ancien régime. Elle a aboli les privilèges. Or nous laissons persister un privilège essentiel : la transmission des fortunes à des personnes qui se sont seulement donné la peine de naître. En son temps, Léon Blum avait proposé l’abolition de l’héritage sur une génération au groupe socialiste et le groupe à l’époque l’avait refusé en arguant que c’était trop radical. Je propose de revenir à Blum et de restaurer la méritocratie, qui est le fondement social de la République. Avec l’arrivée des boomers au grand âge, on va connaître une transmission de flux financiers qu’on n’a jamais connue, des milliers de milliards d’euros vont être transmis dans les années qui viennent. Si on les taxe, même à 2 %, on aurait assez pour financer la transition écologique. En fait, c’est une question de courage politique. Il faut bien quelqu’un pour provoquer le débat, ouvrir la fenêtre d’Overton, comme on dit. Je serai ravi d’avoir ce rôle-là pour justifier ensuite une réforme des successions peut être moins ambitieuse, mais qui serait déjà un pas dans la porte.
L.J : Avez-vous évalué les taux de prélèvement qu’il conviendrait d’appliquer si l’on mettait en œuvre vos thèses ?
R.G : Aujourd’hui, il y a à peu près cinq ou six tranches. Je propose plus de tranches, pour faire en sorte que les petits héritiers paient moins et les gros héritiers, plus. Ce serait plus lisible. Aujourd’hui, on passe de 50.000 € à 500.000 € avec le même taux. Donc par exemple, ceux qui reçoivent 50.000 euros sont taxés au même taux que ceux qui touchent 500 000 euros. C’est absurde. Donc il faudrait plus de tranches. En contrepartie – et c’est un point essentiel – l’argent récolté par l’État financerait une dotation universelle que chacun recevrait à ses dix-huit ans.
L.J : Quel système proposez-vous pour organiser la redistribution ?
R.G : La dotation universelle que je propose se monte à 50.000 €. Ce n’est pas un chiffre qui sort de nulle part. Il correspond grosso modo au financement de quatre années d’études à 1000 euros par mois. Mais il bénéficierait aussi aux jeunes actifs. Souvent, quand on parle des jeunes, on parle des étudiants, mais il y a des jeunes qui travaillent, qui méritent tout autant d’être aidés. Cette dotation serait soumise à une seule condition : effectuer un service civique d’une durée de six mois, en une seule fois, ou bien fragmentée en période de deux mois entre 18 et 25 ans. Le brassage social et culturel est nécessaire. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui dans l’école publique, encore moins dans l’école privée. Il n’y a plus de mixité. C’est un nouveau pacte social : on fait confiance à la jeunesse avec 50.000 € à 18 ans, avec une seule condition, effectuer le service civique. Ces 50 000 euros peuvent financer un logement, ou bien des études, ou encore un tour du monde. Il faut un choc de confiance pour les jeunes.
L.J : Quels arguments vous oppose-t-on dans le monde politique ?
R.G : « C’est irréalisable ! C’est irréaliste ! C’est utopique ! » Je réponds que la Sécurité sociale était tout aussi utopique. Mettre dans un pot commun l’argent des actifs pour payer la retraite des seniors, c’était clairement utopique. Pourtant on l’a fait. C’est la même chose pour la socialisation des fortunes héritées et la mise en place d’une dotation universelle. C’est l’utopie méritocratique et républicaine.
Rémy Goubert, Faut-il abolir l’héritage ? L’Harmattan.



