Et si on essayait la politique de la demande?
L’invraisemblable fatras des aides aux entreprises symbolise l’échec de la politique de l’offre menée depuis dix ans.
Total : 211 milliards d’euros. Selon les travaux récents du Sénat c’est le montant cumulé des aides publiques versées aux entreprises françaises en 2023. Un chiffre étourdissant, équivalent à près de 8 % du PIB national, supérieur aux budgets cumulés de l’Éducation nationale et de la Défense. Derrière cette avalanche de financements publics, on chercherait en vain une ligne claire, une cohérence. Ce qui prévaut, c’est un maquis d’exonérations, de subventions, de crédits d’impôt, d’incitations locales et de dispositifs sectoriels si nombreux qu’aucune autorité publique ne les maîtrise plus. L’entreprise vit en France sous un régime d’aides omniprésentes, diffuses, sans cohésion d’ensemble. La Commission d’enquête sénatoriale parle de « fatras ». Le mot est juste. C’est l’État providence pour actionnaires.
Certes, des circonstances exceptionnelles — pandémie, crise de 2008 — ont justifié un soutien à l’appareil productif. Mais ces aides, devenues structurelles, échappent désormais à toute logique claire. Elles perdurent, s’empilent, s’additionnent, sans qu’aucune évaluation rigoureuse n’en confirme l’utilité économique ou sociale. Au niveau national comme au niveau de collectivités locales. J’ai essayé autrefois d’y voir clair quand je dirigeais l’Agence de développement régionale de l’Ile-de-France. J’y ai renoncé tant le chantier était obscur et les solliciteurs nombreux. Pire, ces aides sont rarement soumises à conditions. Pas d’obligation de maintenir l’emploi. Pas d’incitation à l’actionnariat salarié. Pas de clause de retour à meilleure fortune. Pas de plafond en cas de versement de dividendes ou de rachats d’actions, etc.
À écouter les jérémiades entendues lors des dernières Rencontres économiques d’Aix-en-Provence, on en oublierait presque que les entreprises du CAC 40 ont reversé, en 2023, plus de 107 milliards d’euros à leurs actionnaires. Un record. Tandis que les rachats d’actions ont triplé en cinq ans — passant de 9 à 27 milliards d’euros —, les salaires, eux, ont progressé de 10,5 % en cumul de 2021 à 2024, contre 12,5 pour l’inflation. Résultat : le pouvoir d’achat réel des salariés a reculé.
Dans ce contexte il est frappant d’entendre les représentants du patronat mégoter leur contribution au plan d’économies récemment annoncé par le gouvernement, comme si le soutien public massif dont ils bénéficient était un dû, une rente. Voir aujourd’hui le patron du Medef[1] réclamer de nouvelles exonérations fiscales, attaquer à nouveau la générosité de notre protection sociale, regretter la lenteur des économies en ce domaine après avoir lui-même fait échouer la négociation sur les retraites… ne peut qu’interpeller. Il est cocasse d’observer les efforts que font certains pour conserver leur bout de gras quand ils sont par ailleurs les critiques virulents des déficits publics !
Plus généralement personne ne s’interroge sur le dogme de la « politique de l’offre » poursuivie en France depuis plus de dix ans… sans résultat probant. Car en dépit de la sollicitude des pouvoirs publics à l’égard de tant d’entreprises les résultats sont maigres, la croissance demeure atone, la désindustrialisation continue, le déficit commercial structurel s’enlise et l’investissement productif ne décolle pas.
Pourquoi ignorer l’évidence : la relance ne viendra pas uniquement de l’offre si la demande intérieure, elle, reste bridée. Les Français détiennent une épargne colossale — près de 6 000 milliards d’euros d’actifs financiers, selon la Banque de France. Cette épargne est figée, souvent investie dans la pierre ou des produits de rente. Or la consommation représente la moitié du PIB en France. La relancer pourrait pallier l’effet récessif du plan qui vient d’être annoncé. Pourquoi ne pas repenser complètement les dispositifs permettant d’orienter cette épargne vers la production, vers l’innovation, vers la transition écologique ? Les propositions à ce propos ne manquent pas, ne serait-ce que celles qui visent à contrer le départ massif de cette épargne vers les États-Unis[2].
Il ne s’agit ici pas d’opposer les entreprises à la puissance publique. Il s’agit de rappeler une évidence : le soutien public n’est pas un cadeau, mais un contrat, pas un guichet mais un pacte. Il appelle une exigence de réciprocité. Il implique des contreparties et une réelle solidarité entre les acteurs. Aucune crise ne peut être surmontée si tout le monde n’est pas convaincu qu’il participe à un effort collectif. Quand Roosevelt a remis son pays sur les rails après la tragédie de 1929, il a commencé par rehausser le revenu des plus modestes. Et quand Obama a sorti les États-Unis de la crise de 2008, il a commencé par baisser les impôts des ménages les moins favorisés.
La vérité économique n’obéit pas aux idées fixes et relève parfois du bon sens : une politique équilibrée doit stimuler à la fois offre et demande. À défaut elle va dans le mur.
[1] JDD du 27 juillet 2025
[2] Rapports sur l’investissement à long terme de la Caisse des dépôts en date de janvier 2022 et juin 2024.



