États-Unis : le bûcher des vérités
À coups de mensonges et d’oukases, le gouvernement américain impose progressivement sa vision fantasmée de la réalité, au détriment des faits les plus évidents. Au temps de Trump, la première victime, c’est la vérité.
Par SÉBASTIEN LÉVI
La chasse aux sorcières continue outre-Atlantique. Chef de l’agence américaine de la cybersécurité et de la sécurité des infrastructures (CISA) lors de la campagne de 2020, Chris Krebs avait pour mission de veiller à la sécurité informatique du scrutin. Pour avoir affirmé que ces élections avaient été parfaitement régulières, ce républicain modéré avait été remercié par Trump qui ne cessait de clamer que les élections avaient été frauduleuses. De retour à la Maison Blanche, Trump vient d’écarter Krebs du programme Global Entry, qui permet à tout citoyen américain ou résident permanent de passer la frontière aux États-Unis de manière accélérée, moyennant 100 dollars pour cinq ans et une brève enquête administrative.
Loin d’être anecdotique, cette nouvelle affaire illustre la volonté obsessionnelle de Trump d’éliminer toutes les informations qui entreraient en contradiction avec « ses » vérités, ici la fiction d’une élection truquée, ce « Big lie », clé de voûte du trumpisme 2.0, sur laquelle il n’est jamais revenu.
À mesure que les droits de douane commencent à accroître les coûts des entreprises (qu’elles répercutent sur les consommateurs), Amazon avait laissé entendre que ces droits de douane seraient isolés dans le calcul du prix afin que le client identifie clairement la cause de ces augmentations (à l’instar de la TVA, visible sur les tickets de caisse en France). Pour contrer ce qui n’était qu’une adaptation à cette nouvelle donne, Trump et ses équipes ont fait comprendre qu’il s’agirait d’un acte « hostile ». Jeff Bezos, le patron d’Amazon, a reculé immédiatement après un coup de fil de la Maison Blanche, montrant une nouvelle fois son absence de colonne vertébrale après avoir fait du Washington Post, qu’il possède, l’ombre de ce qu’il était.
Cacher la réalité ne suffit pas, il faut aussi la travestir. À l’occasion d’une interview récente avec ABC News, Trump fut confronté à son mensonge sur les tatouages « incriminants » d’Abrego Garcia, l’immigré en situation régulière injustement retenu au Salvador, qui ne sont en fait que des surimpressions grossières sur une photo. Incapable d’admettre la moindre erreur, Trump a non seulement menti, mais a aussi regretté amèrement, avec une pointe de menace, que le journaliste ne profite pas de la « chance de sa vie de l’interroger » pour juste « admettre qu’il avait raison ».
Les chiffres, eux, ne mentent pas : alors que le PIB américain affiche un recul de 0.3% sur le premier trimestre de 2025, après dix trimestres de hausse continue sous Biden, et que Wall Street est en baisse depuis l’arrivée de Trump, ce dernier, toute honte bue, impute ces chiffres à son prédécesseur. Cette « analyse » est d’autant moins crédible qu’en janvier 2024, Trump avait attribué les bons résultats de l’économie américaine et de Wall Street à la perspective de sa propre victoire…
Pour les idéologues au sein du gouvernement Trump, nier la réalité ou la travestir ne suffit pas, il faut la façonner. Le gouvernement américain s’y emploie, en purgeant l’histoire de certains personnages, mots, œuvres, dans les bibliothèques ou dans les musées, notamment pour masquer ou minimiser les luttes pour les droits LGBTQ, le racisme et le rôle de l’esclavage dans l’histoire américaine, au nom de la lutte contre le wokisme, cet ennemi obsédant, fantasmé et protéiforme des trumpistes.
Le secrétaire général adjoint de la Maison Blanche Stephen Miller, véritable inspirateur du trumpisme, a ainsi indiqué que les enfants américains apprendraient en classe le patriotisme et l’amour de la patrie, et que les écoles ne se pliant pas aux injonctions du pouvoir seraient privées de crédits.
Dans l’Amérique de Trump, la vérité est un concept malléable, qui permet au gouvernement de nier les réalités historiques ou scientifiques auprès de sa base, comme le réchauffement climatique ou l’efficacité des vaccins, et de menacer toute institution soucieuse de rester attachée aux faits, comme les médias et les universités, ses principaux ennemis. Il n’est d’ailleurs pas anodin que dans la seule journée du vendredi 2 mai, le statut fiscal d’Harvard ait été remis en cause pour pénaliser l’université, et les financements des chaînes publiques NPR et PBS soient suspendus, pour affaiblir voire tuer ces institutions médiatiques respectées.
« La liberté, c’est la liberté de dire que deux et deux font quatre. Lorsque cela est accordé, le reste suit », écrivait George Orwell. En s’en prenant ainsi à la vérité, le trumpisme menace le socle même de l’Amérique, la liberté, exprimée dans les dernières paroles de son hymne « The land of the free, the home of the brave” (« Le pays des hommes libres, la patrie des braves »). Contre un Steve Bannon, idéologue du trumpisme qui parle, dans un entretien au Monde, d’une « révolution permanente » et loin de la couardise d’un Jeff Bezos, le peuple et les institutions américaines auront-ils le courage de défendre leur liberté ?