Face à Trump, le choix de la lucidité
On ne résistera pas au cynisme de l’époque par la seule convocation de la morale, mais par la défense de nos intérêts dans le respect scrupuleux des valeurs qui fondent la démocratie et les principes de l’État de droit.
Par Bernard Cazeneuve

La cérémonie d’investiture de Donald Trump a confirmé aux démocraties du monde entier qu’elles ne pouvaient désormais compter que sur elles-mêmes pour défendre leur modèle, mis à mal par des pouvoirs, issus du suffrage universel, mais en rupture avec les fondements mêmes de l’État de droit, qui sont aussi ceux de tout régime démocratique. L’histoire du XXe siècle nous a pourtant enseigné que, sans un socle commun de valeurs chérissant les libertés, que seul le droit nous garantit, toutes étaient à terme menacées, le grand basculement de la civilisation vers la barbarie devenant alors possible.
Au cours de la dernière décennie, en Hongrie, au Brésil, en Pologne, en Argentine, certains régimes, une fois installés, ont prospéré sur ce divorce assumé entre la légitimité démocratique, dont ils pouvaient sans conteste se prévaloir, et une pratique des institutions qui laissait peu de place au respect du droit, à la préservation de la séparation des pouvoirs et à l’ordre international, régi depuis 1945 par le multilatéralisme, ses objectifs, ses équilibres et ses règles.
On a pensé le plus souvent, naïvement, que ces poussées de fièvre résultaient des effets de la mondialisation que ses bienfaits inéluctables – et mesurables pour une part – permettraient, à terme, de contenir. On n’avait qu’imparfaitement mesuré que, derrière ce mouvement, s’affermissait une idéologie devenue virale par l’effet de la numérisation du débat public et dont les puissants moyens pouvaient soulever une vague susceptible de changer en profondeur, et sans préavis, l’ordre et les valeurs du monde. Ce qui a basculé, ces dernières semaines, c’est que les Etats-Unis, qui jouèrent un rôle déterminant dans la libération de l’Europe du joug nazi et comme leader du « monde libre », prennent désormais la tête de cette croisade nouvelle dont ils aspirent à orienter le cours selon leurs seuls intérêts, lorsqu’il ne s’agit pas d’étendre encore l’empire de ceux dont la puissance économique et industrielle incite à se rêver en maître de l’univers.
Dans ce combat politique qui a commencé, et dont chacun qui a la préoccupation de l’avenir de l’Humanité ne peut que percevoir la dimension potentiellement tragique, on substitue aux faits des vérités alternatives, on néglige le peuple, dont on prétend être le dépositaire de la volonté, pour ne s’adresser qu’à une foule chauffée à blanc par la manipulation, le mensonge et l’outrance : comment ne pas s’inquiéter et s’indigner d’entendre Elon Musk, au congrès de l’AFD, déculpabiliser l’Allemagne des heures les plus sombres de son histoire à quelques jours du 80e anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz-Birkenau, comme si le peuple allemand lui-même n’avait pas suffisamment souffert du totalitarisme et bâti, depuis la fin de la guerre, une démocratie solide dans une Europe solidaire à partir du devoir de mémoire ? De quel droit et en vertu de quels principes diplomatiques, un milliardaire américain, désormais adoubé par le Président des États-Unis, peut-il demander l’éviction du Premier ministre britannique, en mettant au service de sa cause son réseau social et ceux qui y déversent leur haine recuite ? Qui peut penser que la paix ait une chance de retour en Israël et à Gaza, que les terroristes du Hamas puissent être durablement réduits par l’avènement d’une stratégie préconisant le déplacement massif de populations durement éprouvées par la guerre, avec pour seule intention de « faire le ménage » ? Qui conçoit que la vie sur la planète puisse être préservée des effets du réchauffement climatique dans une course folle à l’exploitation des énergies fossiles, partout où les sols en regorgent, au prix parfois de menaces réitérées d’annexion de territoires ayant une histoire, une souveraineté, des aspirations ?
Déjà, on perçoit au cœur même de l’Europe – dans les propos de responsables de la Commission ou les déclarations de certains chefs d’État – des tentations d’allégeance à ce mélange de mercantilisme et de populisme. Si les États-Unis s’apprêtent à imposer leur volonté en allant jusqu’à faire un usage extraterritorial de leur droit, plus agressif encore que par le passé, pour asseoir leurs intérêts de puissance, s’ils confirment leur détermination à fermer leur marché à certains produits européens, dans une hostilité affichée à l’égard de notre industrie, faut-il donner des gages et ne rien changer à la politique commerciale de l’Europe ?
Doit-on renoncer à accélérer la construction d’une Europe de la défense au sein de l’Otan, dans une relation repensée aux États-Unis, pour garantir par nous-même la sécurité de notre continent, en nous appuyant sur l’armement européen chaque fois qu’il est la solution militaire, technologique ou opérationnelle ? Les pays européens, au premier rang desquels la France, peuvent-ils différer encore le moment de leur redressement industriel, budgétaire et financier afin d’être en mesure de garantir la préservation de leurs intérêts souverains ? Peut-on repousser à demain les investissements indispensables en matière d’indépendance énergétique ou d’intelligence artificielle, au motif que des pays continuent à bloquer, au sein de l’Union, toute capacité d’endettement européen, alors qu’elle est la condition pour faire face aux urgences du moment ?
Ce qui domine en Europe, c’est l’excès de normes et l’insuffisante détermination à porter les politiques publiques et les grands projets auxquels les Européens aspirent pour renouer à la fois avec la confiance et la fierté. Il en est ainsi de tous les sujets, y compris des plus sensibles, notamment de la politique migratoire, qui doit à la fois assurer le contrôle efficace des frontières extérieures de l’Union et garantir les besoins en main d’œuvre d’une industrie déjà durement éprouvée par l’asthénie démographique du continent. La vague brune n’apporte à aucun de ces défis la réponse adéquate. Elle submerge juste les peuples de l’illusion que tout peut être réglé sans délai, par des oukases et des outrances, dont on mesurera sans tarder qu’ils constituent des impasses pour les nations et pour leurs peuples et qu’ils sont une aubaine pour faire prospérer les intérêts puissants de ceux qui les manipulent.
On ne résistera pas au cynisme de l’époque par la seule convocation de la morale, mais par la défense de nos intérêts dans le respect scrupuleux des valeurs qui fondent la démocratie et les principes de l’État de droit. Certes, les valeurs ne sauraient suffire, sauf à ce qu’elles soient mises au service d’un projet pour les générations futures, qui puisse garantir un possible progrès pour l’humanité tout entière et soulever à son tour une vague au sein des peuples, moins brune, moins sombre et plus conforme à ce qu’est l’espérance lorsqu’elle se conjugue avec la lucidité et le courage de rechercher la vérité et de la dire.
Bernard CAZENEUVE
Ancien Premier ministre
Cette tribune a été publiée par le quotidien L’Opinion