Glucksmann au secours de l’Histoire

par Boris Enet |  publié le 13/02/2025

Mercredi 12 février, Raphaël Glucksmann se voyait décerner le titre de personnalité européenne de l’année 2024 par le jury du Prix du Trombinoscope. L’occasion d’un bref mais vibrant plaidoyer contre la naïveté des élites européennes et françaises.

Raphaël Glucksmann au Parlement Européen de Strasbourg, le 9 octobre 2024. (Photo de Frederick Florin / AFP)

Sans notes, mais armé d’une conviction europhile toujours aussi farouche, Raphaël Glucksmann rejetait l’adjectif de naïf qui lui était attribué à l’occasion du décernement de son prix. En quelques minutes, le parlementaire européen retournait l’accusation en renversant la preuve. C’est par naïveté, insincérité confinant à la lâcheté et inconséquence entre les annonces et la pratique, que les élites dirigeantes ont failli depuis une décennie au moins sur notre premier front extérieur, l’Ukraine. Fustigeant l’actuel chef de l’État annonçant dès 2022 le passage à une économie de guerre, l’un des chantres du fédéralisme européen et de l’Europe puissance osait le rapprochement avec la faillite morale, politique et pratique de mai-juin 1940.

Comme une sordide illustration de son discours, Pete Hegseth, secrétaire d’État américain à la Défense, donnait le coup de grâce aux Européens sur la question ukrainienne. À eux désormais d’assumer le soutien financier comme le soutien militaire quasi exclusif, tandis que Donald Trump annonçait depuis son bureau l’impossibilité pour l’Ukraine de rejoindre l’Otan et le sommet de Riyad avec Vladimir Poutine. Balayant trois ans de crimes de guerre, d’agressions et d’usurpation du droit international, la nouvelle administration américaine, rappelait donc les fondamentaux de sa campagne électorale, réintégrant un dictateur sanguinaire à la table des négociations, sur le dos d’un peuple européen contraint.

Kaja Kallas, vice-présidente de la Commission Européenne avait beau prendre le contre-pied, en justifiant le statut de Rome de 2002, instituant la Cour Pénale Internationale, ratifiée par 60 États, débouchant sur le mandat d’arrêt de Poutine comme criminel de guerre, cela pèse désormais peu face à l’Attila de la Maison Blanche. 

À force de tarder et de tergiverser, on en est réduit à la position de commentateur, quand d’autres sont devenus des acteurs. Le journaliste russe indépendant, Serguei Parkhomenko ne dit pas autre chose lorsqu’il évoque une victoire diplomatique servie à Poutine sur un plateau, adoubé comme un allié – de circonstance ou pérenne -, pour hâter la fin d’un conflit dépassant déjà le million de morts, dont près de 480 000 ukrainiens selon les estimations.

En recevant son prix, Raphael Glucksmann évoquait malicieusement Romain Gary, un de ses écrivains fétiches, s’interrogeant sur la déroute morale conduisant les élites françaises davantage à Vichy qu’à Londres, en juin 1940. Non sans ironie, il rappelait alors qu’elles n’étaient pas plus antisémites que d’autres en Europe, pas plus favorables au nazisme que d’autres, ni plus sensibles à l’industrie allemande que d’autres avant de citer Gary : « Elles aimaient trop leurs meubles ». 

Si de fin de l’Histoire il n’y a, si les États comme les Empires, à l’image des fleurs, sont périssables, il convient d’écouter le leader de Place Publique et d’en tirer les conséquences. Plus loin de nous, la lettre de Thomas Mann, exilé en Suisse et déchu de la nationalité allemande, dès la victoire nazie de 1933, s’adressant au doyen de l’université de philosophie de Bonn le 19 décembre 1936, dans le rôle du prophète désarmé : « Toutes les atteintes portées à la liberté, au droit et au bonheur humain, y compris les crimes secrets ou avoués dont il (le nazisme) a pris sur lui, sans sourciller, la responsabilité, ne trouvent leur justification que dans l’idée d’un entraînement à la guerre poussé à ses extrêmes conséquences. » Thomas Mann n’était pas naïf. Dans son exil, il avait dû délaisser ses meubles.

Boris Enet