«On veut effacer le crime du 7 octobre»
Sarah Fainberg est une universitaire franco-israélienne et David Reinharc, son éditeur. Ils ont travaillé sur le pogrom perpétré par le Hamas, dont ils pensent qu’il a été largement sous-estimé en Occident. Leur propos permet de mieux saisir pourquoi une grande partie de l’opinion en Israël ne croit plus à une paix de compromis comprenant la création de deux États. Il s’agit évidemment d’un point de vue israélien. Nous donnerons prochainement la parole à des intellectuels palestiniens sur le même thème.

Vous parlez dans votre livre d’un « risque d’effacement » du crime du 7 octobre (1). Pourtant on ne cesse d’en parler…
C’est en effet un paradoxe. Le 7 octobre a été l’un des crimes les plus médiatisés du 21ème siècle. Il a été retransmis en live par les bourreaux eux-mêmes pour créer un effet de choc et d’effroi en Israël, au Moyen-Orient et sur la scène internationale. Mais dès les premiers jours, ce crime médiatisé comme jamais n’a pas été effacé mais contextualisé d’une manière trompeuse, ce qui aboutit au même résultat. Dès le départ il a été lu à travers une lunette interprétative datant des années 70- 80, mise à la sauce postcoloniale et wokiste, dans un monde devenu « postmoderne ». Selon cette vision – pour citer le secrétaire général de l’ONU le 25 octobre 2023 – « ce crime n’est pas arrivé dans un vide ». Citation qu’on retrouve début décembre 2023 dans les discours des trois présidentes des centres du savoir des États-Unis : Harvard, MIT et Pennsylvanie. Interrogées sur l’antisémitisme, ces trois universitaires répètent sans cesse cette phrase, « all depends on the context », « tout dépend du contexte ».
En quoi le rappel du contexte est-il forcément trompeur ?
Parce que dès le départ, on a refusé de voir dans ce massacre un crime contre l’humanité appartenant à la lignée d’autres crimes contre l’humanité comme ceux du Darfour ou de Grozny, en Tchétchénie. On a imposé l’idée que le 7 octobre faisait partie d’une autre catégorie, que c’était un ratage du conflit israélo-palestinien, certes tragique, mais qui pouvait se comprendre voire et, je pèse mes mots, se justifier, comme un nouvel acte de « résistance », dans la longue histoire des 76 dernières années, depuis la naissance d’Israël en 1948.
La grande majorité des commentateurs ne parlent pas d’un acte de « résistance » – c’est l’apanage de l’extrême-gauche propalestinienne – mais d’un crime terroriste.
Certes. Mais ce n’est pas un crime terroriste comme un autre ! Pour bien comprendre ce que nous voulons dire, il faut revenir à la réalité des faits. Le 7 octobre à 6.30 du matin, l’offensive militaire du Hamas commence par une série de missiles tirés sur des bases militaires et sur une dizaine de villages et de kibboutz dans le sud d’Israël dont celui qui accueille un festival de musique. Dans le même temps, des milliers de combattants du Hamas venus de Gaza se précipitent sur la frontière à bord de motos, de camionnettes, de petits bateaux à moteur et de deltaplanes. Ils pénètrent dans le sud d’Israël, utilisant des explosifs et des bulldozers pour franchir la barrière frontalière. Ils commettent des attaques dans une cinquantaine d’endroits, tuant à l’aveugle les habitants de treize villages et kibboutz, les soldats présents dans les bases militaires et les participants du festival de musique Nova. C’est une tuerie de masse : 1 189 personnes ont été assassinées – dont 815 civils – 7 500 blessées et 251 prises en otage. Le tout avec un grand nombre personnes brulées vives, à tel point que sur les 900 corps qui sont arrivés à Tel Aviv, nombreux n’ont pas pu être identifiés jusqu’au 16 octobre, tant ils avaient été calcinés. Quand nous nous sommes rendus sur les lieux des massacres, notamment au camp de Choura où avait lieu l’identification, nombre des corps étaient méconnaissables. J’ai été frappé par celui de la petite Liel Hatzroni, 12 ans, du kibboutz Be’eri, qui a été brûlée vive avec son frère jumeau Yanaï, sa tante et son grand-père. Il a fallu six semaines pour l’identifier et pour l’enterrer. Comme il ne restait plus rien d’elle, on a mis ses jouets dans son cercueil.
En quoi ce massacre diffère-t-il d’autres attaques perpétrées par les miliciens du Hamas ?
C’est un crime qui évoque principalement le mode opératoire de l’Etat islamique mais aussi celui des « Einsatzgruppen » nazis, c’est- à-dire un massacre mis en oeuvre avec une intention génocidaire et une participation massive des civils palestiniens. C’est un tabou en Occident : près de 3000 civils palestiniens ont pris part à des rapts et à des viols d’une violence inédite, viols des femmes et de cadavres, éventrement des maisons ; on efface, on profane les corps, on orchestre un massacre à grande échelle. Comme l’a rappelé le père Patrick Desbois (2), qui a révélé au monde l’ampleur de la Shoah par balles, ce qui caractérise un massacre de masse, c’est que les assassins s’en sortent bien pour la plupart : à Gaza, à l’exception des dirigeants du Hamas qui ont été éliminés, les auteurs du 7 octobre ne seront pas jugés.
Vous mettez en cause les médias, notamment les réseaux numériques…
Il y a dans l’événement une dimension « Tik Tok », avec ses mises en scène et ses manipulations, c’est ce que nous avons appelé le « pogrom Tik Tok ». On assiste très vite, à la fois à une hyper médiatisation du crime et, en même temps, à un effacement des vestiges du crime. Les femmes violées n’ont pas pu parler puisqu’elles ont été massacrées avec une sauvagerie inouïe. Israël a joué le jeu de l’enquête et a mis du temps à reconstituer le drame, à interviewer des témoins. Il a fallu attendre février 2024 pour qu’on reconnaisse le fait que les viols ont été perpétrés systématiquement par les assaillants. Du reste, comme le signale à nouveau le père Patrick Desbois, même ces images et témoignages, aussi probants soient-ils, pourront un jour être remis en cause par les négationnistes du 7 octobre.
Le crime du 7 octobre et les événements qui ont suivi ont-ils ruiné tout chance de paix ?
Y avait-il, avant le 7 octobre, des chances de paix ? Nous nous posons la question. Très peu, en réalité : le terrorisme fait rage en Israël de manière quasi quotidienne depuis sa création, et le Hamas se préparait à un grand plan de destruction d’Israël. Le paradigme des partisans de la paix, la solution « à deux états » et l’idée que la sécurité pourrait s’acheter à coup de concessions territoriales et d’accords ont reçu un coup mortel le matin du 7 octobre dans l’ensemble de la société israélienne. Tout d’abord en raison du symbole du nouveau pogrom, ensuite à cause de l’identité des victimes. Les habitants massacrés étaient les créateurs de kibboutzim situés à la frontière de la bande de Gaza, dont beaucoup étaient d’obédience de gauche. Ces volontaires étaient là pour aider les Palestiniens à trouver des emplois comme travailleurs transfrontaliers ou comme volontaires pour l’aide humanitaire et dans les hôpitaux. Or les enquêtes ont montré que ces fameux travailleurs palestiniens étaient en réalité des espions qui ont catalogué l’ensemble des maisons et permis aux combattants du Hamas de fomenter un massacre encore plus « efficace » et plus meurtrier. Cette particularité a suscité un sentiment de trahison, puisque ce sont des militants et des sympathisants du mouvement de la paix qui ont été touchées en priorité. Il en fut de même pour le festival Nova, qui était un festival d’esprit tolérant et universaliste. Au fond, habitaient là ceux qui étaient le symbole ce qui restait de la gauche israélienne. L’autre facteur déterminant est que dans les territoires palestiniens, il n’y a plus d’autre interlocuteur que le Hamas, avec une population civile qui le subit ou le soutient. Le Fatah n’existe que dans l’imaginaire et les plans opérationnels des dirigeants occidentaux, dans la rue le soutien au Hamas reste massif : il n’est pas possible de faire la paix avec ses bourreaux et ceux qui les soutiennent. Dès lors, le discours de la paix par les concessions territoriales n’est plus audible. Plus personne ne peut la formuler, même des écrivains de gauche.
Dans ce contexte, quelles seraient les conditions d’une reprise des négociations ?
Nous pensons qu’il faut désormais penser la reconstruction d’Israël et des territoires palestiniens en termes de justice. Nous devons entrer dans une période de justice transitionnelle pour nos deux peuples. C’est intéressant à penser pour un public européen qui a lui-même traversé ces questions de justice après la guerre mondiale. Je me réfère derechef au père Desbois qui parle de la nécessité d’une justice transitionnelle à Gaza. Il est impératif que les terroristes qui n’ont pas été tués soient identifiés et jugés, et que leurs noms soient connus en Occident. De même, les civils qui ont participé aux massacres doivent être identifiés et traduits en justice, afin qu’une forme de justice transitionnelle puisse s’instaurer au sein même de Gaza.
Cette question de la justice transitionnelle s’applique aussi en Israël où il y a eu des failles sécuritaires gravissimes.
Cette justice devra s’appliquer aussi à la guerre de Gaza…
Oui, mais à condition qu’on cesse de parler de « génocide ». Il n’y a pas de génocide à Gaza.
C’est une question sur laquelle en tout cas les spécialistes de droit international font consensus. D’abord, nous n’avons pas les chiffres réels de pertes civiles ; ils ont été communiqués par le ministère de la santé qui est lié au Hamas. Ensuite, si on devait comparer à froid la proportion de civils qui sont morts dans une guerre urbaine de haute intensité, Israël n’a pas plus tué plus de civils que les Américains en Afghanistan. On fait un procès Israël qui n’a pas été fait aux Américains. Et on y ajoute un processus de nazification qui consiste à attribuer aux Juifs, victimes du nazisme, un comportement qui imite celui des nazis : acte génocidaire, barbarie et indifférence à la souffrance humaine. Israël a subi l’attaque la plus violente et la plus meurtrière que le peuple juif ait connu depuis la Shoah. Or toute riposte destinée à défendre sa souveraineté et l’intégrité physique de ses citoyens est assimilée à une forme de nazisme.
Propos recueillis par Laurent Joffrin et Jacques Thibaud
(1) 7 octobre, manifeste contre l’effacement d’un crime, sous la direction d’Elizabeth de Fontenay, Samuel Sandler, Sarah Fainberg et David Reinharc ; Descartes Et Cie 250 pages 20 €.
(2) Prêtre français de l’Église catholique, ancien directeur du Service national des évêques de France pour les relations avec le judaïsme ; il préside l’association Yahad-In Unum qui mène des recherches en Europe de l’Est sur les victimes, juives et roms, assassinées par les Einsatzgruppen et autres unités allemandes pendant la Seconde Guerre mondiale.