Kamel Daoud, en route vers le Goncourt
Dans un livre puissant écrit dans une langue d’un lyrisme admirable, l’écrivain-symbole de la liberté de l’esprit, explore la mémoire de l’Algérie encore meurtrie par la guerre civile.
Le 31 décembre 1999, ce fut un grand carnage à Had Chekala. Les terroristes – les Tango, les hommes de l’État de la Nuit -, ont ravagé le village. Quand arrivent les militaires – les Charlie, ceux de l’État du Jour-, ils ne peuvent que contempler l’horreur des corps démembrés, décapités. On dénombre mille cadavres qu’on enterrera rapidement pour faire disparaître la trace de ce qui restera comme le plus grand carnage de cette guerre civile de dix années qui fit, au bas mot, 200 000 morts.
La petite Fajr (Aube), cinq ans, survit miraculeusement, son bourreau ayant « mal fait » le travail. Sa sœur aînée, Taïmoucha, qui s’est sacrifiée pour elle en détournant l’attention du tueur, n’a pas eu cette chance. On retrouva sa tête, puis son corps. Fajr appelle ce village l’Endroit mort.
Vingt-et-un an plus tard, Fajr garde sur sa gorge les traces de cet atroce « sourire ». Elle ne respire que grâce à une canule fichée dans son cou. Elle ne peut pas parler, juste émettre des borborygmes « à la Donald Duck ». Fajr est une jeune femme libre, elle ne porte pas le voile, s’habille à l’occidentale, fume et conduit elle-même sa voiture. Elle porte des tatouages, une étoile sous la clavicule, un ruisseau entre les seins, deux épis croisés et petit un cheval sur le ventre ainsi qu’à l’aine, deux sardines (ou deux dauphins, la tatoueuse n’a pas été très précise). Elle dirige un salon de coiffure-beauté à Oran, le Shéhérazade. Décoré de photos de femmes aux corps splendides et aux lèvres pulpeuses, il fait face à la mosquée d’où le Cheik Chack lance chaque vendredi ses prêches, « affûtés sur des meules millénaires ».
Fajr est enceinte d’un marin, peut-être disparu dans sa traversée pour l’Espagne. À quelques jours de l’Aïd, elle décide de faire passer l’enfant à l’aide de trois petites pilules données par un médecin compréhensif. « Je t’évite de naître pour t’éviter de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muettes et nues pour le plaisir des hommes en rut. Je sais que je m’empêche de conclure, que je te parle pour faire reculer l’heure, mais cela ne te protégera pas longtemps ; je me dis que si je te raconte la véritable histoire, peut-être que tu comprendras. »
Avant d’interrompre sa grossesse, Fajr entreprend un long et périlleux voyage vers l’Endroit mort au cours duquel elle rencontre des dizaines de personnages qui, chacun a sa façon, ont traversé les dix années de guerre civile et celles qui ont suivi. Et de sa voix intérieure, elle raconte tout à l’enfant qui ne naîtra pas ; mais sait-on jamais ?
Kamel Daoud, fils d’un gendarme et d’une mère issue de la bourgeoisie terrienne de Mesra, est un homme courageux, parfois controversé, qui ne ménage pas les autorités gouvernementales ou religieuses. A l’âge de 18 ans, il quitte la mouvance islamique et renonce à pratiquer la religion musulmane. Pendant quelques années, il publie une chronique, souvent critique à l’égard du gouvernement, « Notre opinion, votre opinion » dans « Le Quotidien d’Oran », journal dont il deviendra le rédacteur-en-chef pendant huit ans. En 2011, il est brièvement arrêté après une manifestation. En 2014, il est frappé d’une fatwa pour avoir « mis le Coran en doute, blessé les musulmans et fait des louanges de l’Occident et des sionistes ». La plainte qu’il dépose à la suite de cette fatwa est suivie d’effet puisque l’imam qui l’avait lancée est condamné. Mais cette condamnation sera annulée pour « incompétence territoriale. »
À l’inverse, Daoud a été accusé par ses opposants de « recycler des clichés orientalistes », d’alimenter « les fantasmes islamophobes du public européen » et de prôner « la supériorité des valeurs occidentales ». Naturalisé français en 2020, désormais chroniqueur au « Point », il quitte l’Algérie à l’été 2023. En 2014, son livre « Meursault, contre-enquête », une « réécriture postcoloniale » de « L’Étranger » d’Albert Camus, rate le Goncourt d’une voix face à Lydie Salvayre (« Pas pleurer »). Avec « Houris », qui figure aussi sur la liste du Renaudot, livre puissant, sans concession, écrit dans une langue d’un lyrisme admirable, il devrait prendre sa revanche.
Kamel Daoud, Houris, Gallimard, 410 pages, 23 euros