La gauche des procureurs

publié le 26/08/2024

Avec Keir Starmer et Kamala Harris, une nouvelle alliance semble se constituer à gauche, déstabilisante pour le populisme radical, celle de la loi et de l’émancipation. L’heure des procureurs a-t-elle sonné ? Par Philippe Lemoine (*)

 

Philippe Lemoine

Le Premier Ministre anglais, Keir Starmer, a été Chef du Service des poursuites publiques, c’est-à-dire procureur général du Royaume-Uni de 2008 à 2013. La candidate investie par le Parti Démocrate pour l’élection présidentielle américaine, Kamala Harris, avait été procureure générale de Californie, de 2011 à 2017, avant d’être vice-Présidente. S’agit-il d’une coïncidence ou d’une inflexion significative de la vie politique, à la manière de ce qui s’était passé il y a trente ans, quand Tony Blair incarnait le New Labour et son ami Bill Clinton le mouvement des Nouveaux Démocrates ? On était, à l’époque, à l’heure de l’alliance du sociétal et de l’économie de marché, laissant au populisme et à la droite tout le champ des combats pour la loi et l’ordre. Une nouvelle alliance semble se constituer à gauche, déstabilisante pour le populisme radical, celle de la loi et de l’émancipation. L’heure des procureurs a-t-elle sonné ? 

Bien des éléments plaident pour une simple coïncidence. Aux États-Unis, la fonction de procureur est élective, représentant une étape fréquente dans un parcours politique. Au Royaume-Uni, le « Director of Public Prosecutions » est nommé à la tête d’une administration de 6000 employés, en charge de conseiller la police et les services d’instruction et de mener l’action publique auprès de la Cour Royale. De surcroît, ce sont des circonstances qui ont amené, à quelques mois d’intervalle, Keir Starmer et Kamala Harris sur le devant de la scène : la politique hasardeuse menée par une cohorte de premiers ministres conservateurs au Royaume-Uni, avant et après l’erreur du Brexit ; le débat pitoyable l’opposant à Donald Trump qui avait conduit Joe Biden à renoncer, malgré sa volonté initiale.

Au-delà de ces contingences, on peut se demander si cette origine commune relève seulement du hasard. D’abord, parce que Kamala Harris comme Keir Starmer se sont investis à fond dans cette fonction de procureur. Ensuite parce que l’une, militante démocrate, comme l’autre, responsable travailliste, ont su conjuguer leurs convictions avec un strict exercice de leur fonction. Première femme à occuper le poste de procureure générale de Californie, Kamala Harris a ainsi mené une action rigoureuse lors de ses deux mandats ; en revanche, elle s’était engagée à ne pas requérir la peine de mort, avait refusé de défendre l’interdiction du mariage homosexuel, lutté contre les attitudes discriminatoires de la police vis-à-vis des noirs. Keir Starmer n’avait également pas hésité à endosser un rôle strict d’autorité, en étant à l’origine des sévères mesures prises pour mater les émeutes qui avaient secoué le Royaume-Uni en 2011 ; mais, proche d’Amnesty International, il avait lutté contre la peine de mort et été nommé à son poste après avoir contribué à la réforme de la police d’Irlande du Nord, élément-clé de la paix civile entre catholiques et protestants.

Cette manière de conjuguer la loi et l’émancipation n’est pas seulement une question de tempérament.  Elle renvoie à un enjeu majeur, celui de la crise de l’universalisme qui mine actuellement nos démocraties.  Nous sommes bien loin du XIXème siècle, quand la loi était reconnue comme l’arme majeure du progrès social : « entre le fort et le faible, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit », avait pu affirmer Henri Lacordaire (1855). Deux grands phénomènes se sont conjugués depuis lors. D’une part, une délégitimation des notions d’universel et d’intérêt général au fur et à mesure que s’exprimait une « nouvelle conception de l’émancipation, largement affranchie du langage politique issu du pacte libéral » que Pierre Charbonnier caractérise comme une puissante attente de « symétrisation » de la part des femmes, du monde colonisé et de la nature[1]. D’autre part, une transformation de la scène judiciaire qui accueille de plus en plus la parole des victimes[2], alors que, selon l’analyse de Michel Foucault[3] , elle gravitait à l’âge classique autour de la seule action publique et des poursuites engagées au nom, précisément, de l’intérêt général. Le débat actuel sur le « wokisme » a beau être confus, il s’alimente de la confusion de ces deux mouvements, avec l’idée que les combats sur le genre, sur les cultures non-occidentales et sur l’écologie ne conduiraient qu’à une vaste régression victimaire et seraient incapables de renouveler l’universalisme.

La priorité parait désormais celle d’une nouvelle alliance de l’émancipation et de la loi. Sur un plan intellectuel, il faut réaliser que d’autres modernités sont possibles et que l’avenir va résulter de « l’inscription du pluriel du monde sur un horizon commun », comme l’écrit Souleymane Bachir Diagne[4]. Le mouvement social « Femme, Vie, Liberté » qu’a connu l’Iran en 2022 constitue par exemple une vraie avancée conceptuelle et offre ainsi un espoir pour le XXIème siècle [5]. Ayant pour fonction de s’exprimer au nom de l’intérêt général, la figure du procureur est sans doute adaptée sur un plan politique pour incarner cette nouvelle alliance et faire vivre une conception renouvelée et élargie de l’universalisme. En France, l’idée fait peu à peu son chemin et certains pensent déjà à un ancien procureur comme François Molins pour incarner les prochains combats progressistes. Dans les pays anglo-saxons, l’histoire commence en tous cas à s’écrire mais elle ne s’annonce pas sans heurts, comme on le voit avec les injures, les émeutes et les appels à la guerre civile qui s’expriment de la part des populistes et des tenants de la loi et de l’ordre, déstabilisés par ce déplacement inattendu des enjeux.

Philippe LEMOINE – Entrepreneur et essayiste, il vient de publier « Un espoir pour le XXIème siècle. Femme, Vie, Liberté » (L’Aube. Août 2024)   


[1] Pierre Charbonnier, Abondance et Liberté. Une histoire environnementale des idées politiques, Paris, La Découverte, 2020.

[2] Revue Esprit, Justice ou Réparation ?, dossier coordonné par Justine Lacroix et Valérie Rosoux, mars 2024.

[3] Michel Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Paris, Éditions Gallimard, 1975.

[4] Souleymane Bachir Diagne, Le fagot de ma mémoire, Paris, Philippe Rey, 2021.

[5] Philippe Lemoine, Un espoir pour le XXIème siècle : Femme, Vie, Liberté, Paris, éditions de l’Aube, Août 2024.