La revanche de Gutenberg
Phénomène peu connu : le web a la mémoire courte. Ce qui pose à long terme un problème crucial…

Françoise Sagan aimait à dire : « on ne sait jamais ce que réserve le passé ». Cette formule me revient en tête à la lecture de la dernière édition du Grand Continent (1)
Un journaliste chinois (He Jayan) y met en évidence un phénomène largement inaperçu : Internet n’a pas de mémoire. En faisant quelques recherches sur des personnalités chinoises le spécialiste du web a découvert qu’en une décennie, alors que le nombre d’utilisateurs explose, Internet a perdu trace d’un tiers de son contenu. Il constate que toute une génération qui a immatériellement construit sa vie sur le web risque de se retrouver… sans mémoire. En effet nous croyions spontanément que nos réflexions, nos dialogues, nos histoires confiées à des serveurs à priori immortels restent gravées quelque part. Eh bien non : internet « a la mémoire d’un poisson rouge ».
Au fil des années, sur la toile, l’oubli ronge ce que l’on croyait archivé. La première raison est économique : un site suppose une bande passante, des personnels pour les serveurs et les obligations règlementaires qui y sont attachées. En moyenne, sans maintenance, ce site disparait au bout de 2 à 3 ans. Sauf raison impérative, une entreprise n’a pas de raison de le maintenir en vie s’il est peu visité ou pas du tout consulté. Pour des raisons de prudence certains auront même tendance à « effacer » des traces – c’est-à-dire un contenu – ne serait-ce que pour se prémunir d’une éventuelle critique possible dans l’avenir. Sans parler de la problématique du droit d’auteurs qui peut conduire à masquer l’origine de tel ou tel contenu. Bref le réseau internet opère une sélection darwinienne où le message le plus actuel effacera le plus récent et où disparaitra le messager que l’on n’a pas expressément protégé .
Le problème n’est pas technique. Il existe déjà des moteurs de recherche qui permettraient d’accéder à des archives (« wayback machine »). Mais cela reste à prouver : je ne suis pas doué pour ça mais j’ai essayé d’y accéder…. sans succès. Avec le sentiment que les moyens de contourner ces recherches seront légion.
Est-ce grave ? Oui. Bien sûr le droit à l’oubli des données personnelles ne peut être discuté. Mais le droit à l’oubli de tout le reste a-t-il un sens ? Imaginez, nous dit l’expert : tout disparaît, au fil du temps : les rapports originaux, les vidéos, les tweets, les musiques … Tout avalé dans un trou noir, tout effacé par une éclipse. Et peut-être même réécrit par qui voudrait modifier l’histoire à sa manière
Conclusion : il devrait être considéré comme vital de sauvegarder toutes les pages du net sans autre exception que les données privées. Qui le fera ? Les entreprises ? Mais quel serait leur intérêt ? Les gouvernements ? Il faudrait qu’ils y songent et ils ont d’autres urgences. Une fondation ? Mais qui en prendra l’initiative ? Et qui fera le départ entre donnée privée et donnée publique ? La gouvernance actuelle d’Internet ? Essayez de comprendre ces mécanismes : ils sont d’une obscurité totale. Une seule chose est sûre : les États-Unis y jouent un rôle majeur. Et par les temps qui courent ce n’est pas rassurant.
Poussées à l’extrême, les conséquences sont vertigineuses. Si, comme je le pense, l’une des caractéristiques de notre temps est la capacité illimitée de nos contemporains à ignorer leur ignorance, cet effacement de la mémoire est grave. Depuis Durkheim nous savons combien les récits du passé conditionnent notre présent. Tout ce qui permettrait aux générations qui nous suivent de comprendre l’évolution de nos idées, des mouvements sociaux, intellectuels, politiques, risque de sombrer dans un oubli collectif, une amnésie numérique.
Sans être un spécialiste, il me semble qu’il serait urgent de se poser la question des « archives du web ». Il paraît qu’il existe à Bruxelles une Commissaire à la société numérique (si, si, je vous assure…). Y réfléchir pourrait peut-être l’occuper. À défaut, les vieux supports retrouveront toute leur valeur : quelques disques durs oubliés, de vieilles bibliothèques, de vieux journaux, des livres jaunis ayant traversé le temps. Un travail d’archéologie. C’est ainsi que Gutenberg, du fonds des âges, prendra sa revanche.
(1) Le Grand Continent, avril 2025