Le « Golfe d’Amérique » ou l’orwellisation des États-Unis
Dans un point de presse le 13 février, la porte-parole de la Maison Blanche a justifié le bannissement de l’Associated Press de cette rencontre par la « lutte contre les fake news », pointant le fait que cette institution refusait de renommer le Golfe du Mexique en Golfe d’Amérique malgré la décision unilatérale de Trump.
Par Sébastien LÉVI
Cette anecdote pourrait prêter à sourire si elle ne signifiait pas la dystopie complète dans laquelle sont en train de plonger les États-Unis, où les faits alternatifs sont en train de devenir monnaie courante, avec le soutien des grands media et de la tech, comme l’illustre le fait que Google Maps et Apple Maps aient renommé sans sourciller le Golfe du Mexique.
La réalité devient celle que le président impose ou imagine, et elle touche tous les sujets. L’Ukraine est ainsi amenée à potentiellement « devenir russe un jour » , les fraudes les plus imaginaires sont inventées pour justifier le démantèlement de l’état fédéral, et l’option de déplacer 2 millions de Palestiniens de Gaza est discutée ouvertement. Dans la même veine, l’idée de faire un troisième mandat pour Trump, longtemps vue comme anticonstitutionnelle et donc impossible, commence à faire son chemin et à être normalisée d’abord dans l’espace médiatique trumpo-compatible et sur X, avant, sans aucun doute, de devenir un « objet de discussion » dans l’espace public, puis établie comme faisable et même souhaitable.
La capacite des médias et d’une partie de l’opinion à assimiler ces nouvelles réalités est troublante, et en même temps révélatrice de la capacité sans limite de la propagande à façonner une opinion publique, aussi éduquée et démocratique soit-elle
Citons ici Hannah Arendt dans Les origines du totalitarisme : « avant que les leaders des masses ne s’emparent du pouvoir pour plier la réalité à leurs mensonges, leur propagande est marquée par leur mépris absolu pour les faits en tant que tels, car selon eux la réalité factuelle dépend totalement du pouvoir de l’homme qui la fabrique »
Trump parvient ainsi à normaliser ce qui est au début risible, puis inconcevable puis inacceptable avant de devenir un sujet digne de discussion. Cette ouverture progressive et continue de la fenêtre d’Overton de la vérité, démarrée des 2017 avec sa conseillère Kellyanne Conway et ses « faits alternatifs », moqués à l’époque, est une des grandes « réussites » du trumpisme.
Sur tous les sujets, Trump façonne la réalité à sa vision du monde et des choses. Et face à ce rouleau compresseur, les médias traditionnels sont soit complices soit tétanisés soit impuissants, alors que les réseaux sociaux sont aujourd’hui la première source d’information des Américains.
La vérité elle-même est devenue suspecte et même « woke » (le nouveau repoussoir universel) car émanant des élites honnies et « déconnectées » du « peuple ». La vérité, ainsi, n’est plus une valeur absolue, mais une notion relative et de perspective… La défiance généralisée envers les médias traditionnels entamée par Trump puis nourrie par Fox News, Musk et plus généralement, toute la presse d’extrême-droite, porte ses fruits aujourd’hui avec des conséquences potentiellement irréparables.
Orwell disait que « Plus la société s’éloigné de la vérité, plus elle détestera ceux qui la disent ». Les « fact checkers » sont aujourd’hui voués aux gémonies et décrits comme complices de l’ordre établi, et donc de facto décrédibilisés.
Il n’est pas indifférent que ce soit Associated Press qui ait été bannie de la salle de presse. Cet organe est la référence absolue pour les soirs d’élection et l’autorité suprême en matière de crédibilité journalistique. La soumettre serait un immense succès pour Trump et ses sbires, dans sa volonté plus large de plier la réalité à ses désirs.
Dans la bataille pour la démocratie qui s’ouvre aux États-Unis, la résistance de la société civile passera par la vérité contre le « gaslighting » (manipulation) permanent du gouvernement américain sous Trump. Pour reprendre Orwell, « dans des temps de mensonge, dire la vérité est un acte révolutionnaire ».
Face à la mise à bas de l’État de droit, de la séparation des pouvoirs et de la notion même de vérité, il s’agit là d’un ordre de mission aussi clair que sacré.