Le Proche-Orient au bord du gouffre
Une réaction en chaîne risque d’enflammer comme jamais le Proche-Orient. Paradoxalement, elle découle de la faiblesse des principaux protagonistes, le régime iranien et le gouvernement Netanyahou.
Le Caire, Ankara, Bagdad et plus récemment Damas l’impudente, qui voit affluer des centaines de réfugiés libanais à ses frontières, s’alarment et alertent fiévreusement l’ONU : ils entendent broncher leurs populations contenues aux forceps policiers depuis le « printemps arabe » des années 2011-2013, et travaillées par les officines islamistes à la fois dûment châtiées et dûment ménagées.
Cette colère populaire vient compliquer encore une situation qui ne cesse d’empirer. À la fuite en avant d’un Iran aux pieds d’argile qui mobilise activement ses « proxys » répond une brutalité israélienne aveugle (quelque 560 morts dans les frappes de ces derniers jours au Liban – dont 50 enfants et une centaine de femmes – et environ 1500 blessés), laquelle connaît d’autant moins de limites que le gouvernement extrême de Netanyahou, désormais criminel de guerre, est aux abois.
Déjà, l’escalade croisée des derniers mois le laissait présager. L’assassinat par Israël du général Moussavi, chef des Gardiens de la révolution iranienne en décembre 2023 puis l’attaque du consulat iranien à Bagdad le 1er avril et, en réplique, le 13 avril, les frappes iraniennes sur Jérusalem, ont pied à pied fait monter la tension. Dès lors on pourrait voir à brève échéance les masses chiites et sunnites jusqu’ici tenues à distance sourcilleuse les unes des autres se liguer à la fois contre l’État hébreu, les régimes tenus à bout de bras par l’Occident essoufflé (Égypte, Jordanie), et le Golfe honni par ses populations exogènes sous cloche.
L’actuelle situation libanaise est le produit de deux fragilités : celle de Tel-Aviv, qui fait face à une recrudescence des manifestations hostiles à son premier ministre depuis la découverte des cadavres d’otages du 7 octobre le 1er septembre, celle de l’Iran qui a vu en juillet triompher aux présidentielles le réformateur Pezeshkian, et dont la population ne saurait durablement souffrir le régime des mollahs qu’au titre d’un patriotisme savamment entretenu.
Cette complicité martiale des fragilités d’Israël et de l’Iran est de nature à emporter tous les équilibres régionaux et à essaimer au-delà, jusqu’au Caucase et à l’Afghanistan. Les Talibans eux-mêmes craignent la déstabilisation de leur pouvoir par l’État islamique du Khorassan, qui opère dans cette vaste zone, tout à son rêve de mise à bas des frontières et d’instauration du Califat. La hantise se répand ainsi de voir la fragile répartition de la région en États indépendants céder à ce soulèvement internationaliste dont rêvent les islamistes.
L’Israël du Likoud et de ses soutiens extrémistes y contribue en frappant comme un sourd sans renoncer à ses entreprises coloniales à Jérusalem-est, sur le Golan et en Cisjordanie, en contravention de la règle d’or qui faisait jusqu’ici de la libération des otages éventuels la priorité absolue de tout dirigeant israélien.
Téhéran, pour sa part, ressoude son opinion en suscitant la brutalité d’Israël, soutient l’endurance du Hamas qui campe à la frontière égyptienne où l’attendent les Frères musulmans, encourage le Hezbollah (Liban, Irak, Syrie, Turquie) toujours plus autonome et puissant, et sollicite ces Houthis que personne, ni Chinois, Russes, Anglais ou Français, ne parvient à mettre à la raison, en dépit de la menace qu’ils font peser sur le commerce mondial à Bab-el-Mandeb. Aussi bien, ni les Émirats arabes unis ni le Qatar ni l’Arabie saoudite, en dépit de leur activisme diplomatique opportuniste, ne paraissent en mesure de circonscrire cet incendie.
Quant aux États-Unis, ils semblent frappés d’une impuissance que la conjoncture électorale ne peut expliquer à elle seule. L’Iran trouve une protection dans son adhésion plus qu’active à l’affirmation d’un « sud global » sous influence russo-chinoise. Le gouvernement israélien, quoique à l’agonie sur le plan intérieur, conserve une autonomie décisionnelle née de l’énergie du désespoir.
En un mot, la région vit, sur le dos du désormais coutumier bouc émissaire libanais, ses heures les plus incertaines, sinon les plus noires…