Le Sénat, les riches et la constitution
Les détenteurs de gros patrimoines sont moins imposés que les autres contribuables. Une violation d’un principe constitutionnel dont le Sénat s’est emparé.
« Les plus riches ne contribuent pas aujourd’hui à hauteur de ce qui est demandé aux autres classes sociales… il s’agit là d’une violation du principe constitutionnel d’égalité devant l’impôt » : même émis par d’invétérés gauchistes, ces propos n’en seraient pas moins factuellement exacts. Mais ce sont Olivier Blanchard, ancien chef économiste du Fonds monétaire international, et Jean Pisani-Ferry professeur à Sciences Po et expert en économie proche d’Emmanuel Macron sur les patrimoines des foyers fiscaux qui les tiennent, en s’associant à Gabriel Zucman, professeur d’économie à Normale Sup’ dans une tribune publiée par le journal Le Monde. Aucun militantisme, de gauche ou autre, dans cette démarche, mais une analyse claire et citoyenne. Ils prennent ainsi position en faveur d’une taxe qui instaurerait un impôt plancher de 2% sur le patrimoine des foyers fiscaux dont la fortune dépasse 100 millions d’euros.
Soyons clairs : il ne s’agirait pas d’un impôt supplémentaire de 2% sur le patrimoine, mais d’une « contribution différentielle » puisque seraient défalqués de cette taxe tous les impôts déjà payés par ces foyers (impôts sur le revenu, cotisations, CSG…). Il s’agirait en quelque sorte d’une enveloppe fiscale correspondant au total à 2% du patrimoine, qui pourrait concerner quelque 1800 foyers fiscaux et rapporter entre 15 et 25 milliards d’euros, évaluent les trois signataires.
On peut aussi se pencher sur l’évolution des grandes fortunes, qui acquittent en moyenne – tous prélèvements compris – 27% de leurs revenus en impôts et cotisations sociales, alors que ce taux grimpe à environ 50% pour l’ensemble des Français. La période récente a par ailleurs été très favorables aux grandes fortunes, même compte tenu de la période Covid. Le « quoi qu’il en coûte » appliqué sans nuances (même des laboratoires pharmaceutiques ont pu en profiter, bien qu’ils ne fussent pas en chômage technique) et avec une générosité sans nulle autre pareille en Europe, a pu créer des effets d’aubaine. La pandémie n’a pas empêché le nombre de milliardaires de progresser, passant de 67 il y a dix ans à 147 l’an dernier, dont dix nouveaux membres en une année, comme le révèle le classement 2024 du magazine Forbes. Selon l’hebdomadaire Challenges, les 500 premières fortunes professionnelles ont vu leur patrimoine atteindre 1170 milliards d’euros l’an dernier, pour un total qui aura grimpé de 844% en vingt ans tandis que l’inflation aura été de 39%, sur la période, relève l’Observatoire des inégalités.
Bien sûr, ces fortunes, dont une partie est investie en Bourse, sont soumises aux aléas des marchés financiers. Mais la créativité des cabinets spécialisés associée aux multiples techniques d’optimisation leur permet de traverser les tempêtes en limitant les dégâts, comme lors de la crise de 2008 lorsque, après une érosion de l’ordre de 20% de leur montant total, les patrimoines des 500 plus grandes fortunes s’étaient reconstitués quatre ans plus tard pour ensuite ne plus jamais reculer. En outre, si les Français sont appelés à consentir des sacrifices pour sortir de la spirale mortifère de l’endettement public qui menace leur mode de vie et la survie de services publics, la seule façon de les amener à adhérer à ce projet consiste pour le moins à faire contribuer tous les contribuables à l’effort de redressement, à hauteur de leurs capacités.
On invoque encore le risque de l’exil fiscal. Mais peut-on imaginer que seules les grandes fortunes pourraient se sentir exonérées du devoir de citoyenneté qui, dans une démocratie, passe par le consentement à l’impôt ? Si l’exécutif devait renoncer à appliquer aux contribuables les plus riches la fiscalité commune parce qu’il craint de les voir déserter le pays, il céderait à un chantage exercé par le pouvoir de l’argent. Faudrait-il, pour préserver la capacité d’investissement des grandes fortunes, accepter cette sujétion politique ?
Mais foin des procès d’intention : si le risque d’exil fiscal n’est pas nul, « il est quantitativement faible », considèrent les trois signataires. Le Sénat, appelé à se prononcer sur un impôt plancher, va devoir trancher. L’intérêt du pays est bien sûr le seul à prendre en considération.