Les derniers patrons de gauche

publié le 12/04/2025

Ils jouaient un rôle aux beaux temps du mitterrandisme, puis ils ont disparu. Ils tentent aujourd’hui un discret retour.

PAR PASCAL GALINIER

Le directeur général de l’assurance MAIF Pascal Demurger, le 25 mars 2025, pour une rencontre avec des leaders politiques syndicaux et associatifs à l'occasion du 8e anniversaire de la loi devoir de vigilance. (Photo Daniel Perron / Hans Lucas via AFP)

C’est un oxymore comme on les aime en France. Naguère assumé, affiché, revendiqué, il apparaît aujourd’hui quelque peu suranné. Où sont passés les « patrons de gauche » ? Certes, l’un d’entre eux est à Bercy : Eric Lombard, qui fut à la tête de BNP Paribas Cardif de 2004 à 2013, directeur général de Generali France de 2013 à 2017, directeur général de la Caisse des dépôts et consignations depuis 2017. Mais pour le reste, il faut une loupe pour les trouver.

En 1981, au lendemain de l’élection de François Mitterrand, nombre de dirigeants d’entreprise ne rechignaient pas à « changer la vie », selon le slogan de leur champion. Au fil du septennat, la liste fut longue et prestigieuse : Antoine Riboud, fondateur du groupe Danone et proche de Martine Aubry, Jean-Cyril Spinetta (Air France), Louis Schweitzer (Renault), Serge Weinberg (Pinault Printemps Redoute), Claude Neuschwander (Lip), Gilbert Trigano (Club Med), Philippe Lagayette (JP Morgan), Bernard Attali (Air France)…

Aujourd’hui on compte sur les doigts d’une main ceux qui assument l’étiquette de « patron de gauche ». Quand ils réussissent à survivre… Ironie de l’histoire, c’est chez Danone qu’eut lieu la mise au pas la plus spectaculaire, lorsque fut débarqué sans ménagement, en mars 2021, le successeur des Riboud père et fils, Emmanuel Faber. Les actionnaires du géant de l’alimentaire, emmenés par deux fonds d’investissement anglo-saxons, le londonien Bluebell Capital et l’américain Artisan Partners, jugèrent officiellement les résultats insuffisants et le retour sur investissement trop chiche. Et officieusement, le PDG était trop à gauche. Ses engagements pour un capitalisme plus responsable, ses convictions sur le « rôle sociétal » de l’entreprise, son renoncement à sa retraite chapeau avaient suscité de l’agacement – doux euphémisme.

L’atmosphère serait-elle plus favorable ? Depuis le milieu des années 2000, les entreprises font face à de nouveaux enjeux majeurs, l’intégration, la diversité, le développement durable, qui ont engendré une génération « concernée », dirait-on à l’anglo-saxonne. Mais ces sujets ont été brutalement mis à l’index ces dernières semaines par l’Ubu de Washington, Donald Trump, flanqué de ses séides de la Silicon Valley, qui enjoignent aux entreprises françaises de bannir toute action en faveur de la DEI (diversity, equity, inclusion, « diversité, équité, inclusion ») pour se conformer aux nouvelles règles américaines hostiles à la discrimination positive. Une offensive réactionnaire qui pourrait faire ressortir du placard certains de ces « patrons de gauche »…

Deux hommes tentent d’ouvrir les portes. Olivier Legrain, 71 ans, semble sorti de « Retour vers le Futur ». Ancien industriel (Rhône-Poulenc, Lafarge, Materis) devenu psy, communiste dans sa jeunesse, il est le Père Joseph de François Ruffin en voie de candidature élyséenne. Depuis quelques mois, il place sa fortune dans des dîners (de moins en moins) secrets mettant autour de la table des frondeurs de LFI et quelques huiles socialistes, écolos ou communistes.

Plus discret mais non moins déterminé, Pascal Demurger, directeur général de la MAIF, a pris la co-présidence du mouvement Impact France – fruit de la fusion du Mouvement des entrepreneurs sociaux et de Tech for Good France en 2020 – qui entend fédérer des dirigeants français pour qui l’écologie et le social sont des priorités. « Le Pacte Vert est un bouclier », a-t-il lancé dans La Tribune Dimanche en janvier. « Nous plaidons pour un protectionnisme intelligent », renchérit en février sa co-présidente Julie Faure, dans Décideurs Magazine. Le véritable lobbying pratiqué par ce tandem pour des impôts responsables — au prorata de leur responsabilité sociale et environnementale – lui vaut les foudres du Medef.

Reste à ces dissidents à faire entendre leur voix aux responsables de la gauche réformiste, qui cherche elle-aussi la sortie du placard verrouillé par La France Insoumise. Et à convaincre les « intellectuels de gauche », autre espèce en voie de discrétion. Nombre d’entre eux demeurent dubitatifs. A l’instar d’un Arthur Brault-Moreau, qui épingle dans un livre (Le syndrome du patron de gauche – octobre 2022) ces dirigeants qui, selon la vieille formule, ont le cœur à gauche mais gardent le portefeuille à droite.

Le chemin s’annonce long et escarpé. En 2018, Olivier Legrain a soutenu la création d’une Maison des médias libres pour accueillir une vingtaine de médias indépendants dont Mediapart, Alternatives économiques, Politis, Esprit et Basta. En 2022, il a fait un don de 400 000 € à la Primaire populaire pour soutenir la candidature de Christiane Taubira, qui finira par se rallier à celle de… Jean-Luc Mélenchon. Plus populaires que jamais aux yeux des Français de plus en plus méfiants à l’égard de politiques qu’ils jugent déconnectés de leurs vraies préoccupations — sondage OpinionWay pour Sciences Po — les patrons, petits ou grands, sont un atout à double tranchant en ces temps de montée aux extrêmes.

Même Anne Méaux, porte-voix de géants du CAC 40 avec son agence Image 7, prend acte de la force prise par la parole des patrons. « Ils ont compris qu’il ne suffisait pas d’être performant, mais qu’il fallait aussi que leur groupe soit sympathique (…) l’image de l’entreprise doit se diffuser beaucoup plus largement autour de valeurs et d’engagements ».
Prêcherait-elle pour un retour des patrons de gauche ? Décidément, l’époque est sens dessus-dessous…