Les islamistes font de la politique
La chute de la tyrannie d’Assad en un temps record permet toutes les supputations. Les innombrables exactions de la barbarie islamiste sont telles ces dernières années que nombre d’observateurs n’envisagent qu’une forme de talibanisation de la Syrie. Est-ce si sûr ?
L’application, par définition barbare, de la charia, est commune aux islamistes, regroupant une galaxie aussi vaste que celle de l’extrême-droite. La négation des droits humains inaliénables, la hantise de la démocratie et de l’égalité des droits, sont bien une marque de fabrique partagée, depuis les exactions de la république iranienne chiite en passant par Al Qaïda, l’état islamique ou encore la monarchie saoudienne sunnite.
La dernière décennie a été l’illustration macabre du djihadisme au Proche-Orient, jusqu’au cœur des métropoles occidentales. C’est sans doute la douleur encore immédiate de ces crimes qui empêche bon nombre d’observateurs d’envisager autre chose qu’une répétition macabre et chaotique après la chute des Assad.
Si la prudence est de mise et que nous ne saurions donner un blanc-seing à un « terroriste relooké par les mediatrainers turco-qataris » selon la savoureuse expression de Gilles Kepel, il est tout à fait envisageable qu’Al-Joulani, chef des insurgés et du groupe HTC, parvienne à concilier islamisme et nationalisme.
Ses puissants parrains, Erdogan le néo ottoman ou Al Thani émir qatari, en font la démonstration, dans des sociétés développées. Ils assoient un modèle économique intégré à la mondialisation, tout en soumettant leurs sociétés à une doxa islamiste stricte, permettant de réduire la laïcité turque à peau de chagrin. C’est cette double combinaison qui entretient un hiatus fort commode avec l’Occident, tantôt pour apparaître comme un encombrant partenaire, tantôt comme un relais utile avec des groupes infréquentables. La crise proche-orientale a révélé à large échelle le jeu toujours trouble mené par Doha, reçu en grandes pompes depuis l’Élysée jusqu’au Parc des Princes, tout en servant de base de repli aux bouchers de la branche politique du Hamas.
En somme, les coups portés au périlleux arc chiite de la région, incluant ses proxys, pourraient bien déboucher sur un renforcement de la confrérie des Frères musulmans dont les têtes de pont sont Ankara et Doha. De quoi se réjouir ? Assurément pas, sauf que ceux-ci possèdent des ressorts d’adaptation bien plus élaborés, ignorant le campisme.
On ne saurait les réduire au seul asservissement idéologique religieux puisqu’ils sont des acteurs politiques régionaux indispensables, capables d’ajournement tactique … pour la cause.
Le sujet est donc moins de savoir si les premiers actes rassurants de Al-Joulani et de son Premier Ministre relèvent ou non de la taqiyya, que de défendre un modèle universel, fondé sur la démocratie, la laïcité et l’État de droit. La dédiabolisation, comme chez les nationalistes, a pu faire école chez les islamistes, anciens adeptes d’Al Qaïda et consorts. Le socle idéologique et les objectifs demeurent inchangés. Autrement dit, étant donné l’état de désolation et d’abomination dans lequel se trouvent les populations de Syrie, les nouveaux maîtres de Damas peuvent apparaître, dans un premier temps, comme un moindre mal « objectif » en termes de privations, surtout s’ils bénéficient du concours de quelques grands voisins.
La question est de mesurer le coût du deal, notamment pour les populations kurdes du Nord et de ne pas troquer les fondamentaux, quand bien même l’ex terroriste d’Al Qaïda aurait achevé sa conversion frèriste : djihadiste ou nationaliste, l’islamisme est par essence, une offense à l’émancipation humaine.