L’État de droit et l’état du droit
Lorsqu’un ministre de la République s’en prend à l’état de droit il faut tendre l’oreille. Cette réflexion douteuse est grave car elle traduit un état d’esprit qui contamine les démocraties un peu partout dans le monde.
Depuis Aristote les penseurs politiques ont réfléchi à la meilleure façon de concilier efficacité et liberté. Montesquieu a, sur ces bases, posé le principe de séparation des pouvoirs. Et depuis, tous les démocrates savent que dans un monde idéal l’exécutif et le judiciaire doivent s’équilibrer.
Il est fascinant de voir ce principe combattu, aujourd’hui, un peu partout. Même en terre de tradition libérale. Aux États-Unis la politisation de la Cour suprême permet aujourd’hui à un Président autocrate d’imposer ses vues sans retenue. En matière d’avortement, d’immigration, d’éducation ou même concernant le système électoral. Lorsque, contre la décision unanime des juges, le président Trump envoie un innocent croupir dans une geôle salvadorienne il risque une grave crise constitutionnelle… et il s’en moque. Avec sa finesse habituelle le Président Trump ne lésine d’ailleurs pas sur les insultes lorsqu’il parle de « juges compromis… à visée diabolique ».
Mais il n’est pas le seul. De façon systématique l’attaque du système judiciaire est devenue une stratégie : présenter les juges comme des irresponsables déconnectés, opposés au peuple, permet de polariser l’opinion à des fins purement politiques. Le gouvernement italien est en conflit avec la justice sur le traitement des demandes d’asile. En Pologne, le parti Droit et Justice a tout fait pour mettre les juges sous sa dépendance. En Hongrie, une loi anti LGBT a mis le feu aux poudres. En Suisse, un grand débat agite l’opinion sur les obligations juridiques en matière d’environnement. En Israël, on connait les coups de boutoir du gouvernement d’extrême droite pour affaiblir la Cour Suprême. En France même, une polémique s’installe sur le « gouvernement des juges » à chaque fois qu’un homme politique (ou une femme) se trouve normalement condamné.
Enfin inutile d’évoquer ici l’histoire d’autres pays ou un timide début de libéralisme a débouché sur un pouvoir autoritaire : en Turquie, en Tunisie, en Argentine, un peu partout et on notera que cette dérive a toujours commencé par la mise au pas de l’institution judiciaire dans sa globalité, magistrats et avocats.
Il faut être équitable : les magistrats ne sont pas toujours exempts de responsabilité. En se médiatisant sans précaution, en laissant transparaître des opinions politiques qui devraient rester privées, en méconnaissant trop souvent le secret de l’instruction, un certain nombre d’entre eux ont pollué l’image de leur corps. En France le Conseil supérieur de la Magistrature a été créé par le Général de Gaulle pour garantir l’indépendance de la justice et l’intégrité de son fonctionnement. Son rôle est essentiel. Mais l’indulgence de l’institution dans quelques cas emblématiques n’a rien arrangé et même accrédité l’impression que les juges ne rendent compte à personne.
Et puis l’entre-soi, la tentation du corporatisme. Il n’est pas normal qu’une minorité de magistrats excités ait mené une fronde contre un Garde des Sceaux simplement parce qu’il leur avait tenu tête avec brio en tant que défenseur. Comme il était peu convenable de voir des juges protester contre la nomination d’une avocate à la tête de l’École Nationale de la Magistrature parce qu’elle n’est pas de leur sérail.
Ce mépris du droit se répand d’ailleurs au niveau des relations internationales. Depuis la guerre, les nations ont tenté de normaliser leurs relations en pratiquant le multilatéralisme. Aujourd’hui, on ne compte plus les violations de traités, conventions, et autres règles du jeu établies entre elles. Sans qu’aucune autorité, ni l’ONU ni aucun Tribunal international, n’y puisse rien. Nous-mêmes ne sommes pas à l’abri : j’en veux pour preuve la polémique naissante concernant la supériorité du droit européen sur le droit national, alors que ce principe remonte au Traité de Rome (1957) et de Lisbonne (2007).
Partout la loi du plus fort met à mal les fondements du droit international bâti à grand peine depuis des décennies. Si, comme René Cassin autrefois, un sage essayait aujourd’hui de refaire signer une Déclaration universelle des droits de l’homme, je gage qu’il n’y parviendrait pas.
Nos sociétés libérales génèrent souvent une frustration, une impatience, qui expliquent un appel a plus d’efficacité dans la conduite des affaires. Mais nous devons y prendre garde : cette aspiration débouche trop souvent sur une soumission, une apathie, dont profite les apprentis dictateurs. Goethe avait raison : la juste mesure entre Ordre et Justice est très difficile à trouver. Mais être démocrate, c’est refuser de faire prévaloir l’un sur l’autre.
Ce débat pose une question majeure : quelle démocratie voulons-nous ? Une démocratie réduite aux élections ? Une démocratie ou la majorité aurait le droit de brimer la minorité ? Il faut que les citoyens comprennent que la justice ne s’oppose pas à la démocratie mais la préserve des abus. D’où qu’ils viennent. Le droit est indispensable à une société : il apporte la stabilité, la prévisibilité et conditionne la confiance sans laquelle il n’y a pas de vie sociale.
Le Président Trump et ses émules feraient bien de se remémorer la formule gravée au pied de nombreux monuments américains : « La liberté a un prix ».