L’invisible armada de Trump
Deux des principaux armateurs mondiaux, MSC et CMA-CGM de Rodolphe Saadé, sont venus assurer Donald Trump de leur bonne volonté. Face à la faible flotte marchande américaine, ils ont beaucoup à se faire pardonner…
Par PASCAL GALINIER

Le 6 mars dernier, un invité inattendu entre dans le Bureau Ovale : Rodolphe Saadé. En arrière-plan, une carte du Golfe du Mexique renommé « Gulf of America ». Ne manquait qu’Elon Musk avec sa tronçonneuse…
Le big boss de CMA-CGM ne cachait pas sa jubilation de voir celui de « USA Inc. » se féliciter urbi et orbi que l’armateur français allait investir 20 milliards de dollars aux États-Unis pendant le mandat de quatre ans du nouveau président républicain. Avec à la clé la création de quelque 10 000 emplois. Le numéro trois mondial des porte-conteneurs a carrément promis de tripler le nombre de ses navires sous pavillon américain, pour les passer à trente contre dix actuellement (sur une flotte totale de 650).
Dans la foulée, Rodolphe Saadé a multiplié les annonces susceptibles de caresser Trump dans le sens du poil. Il a rappelé que son groupe est présent depuis 35 ans et emploie 15 000 salariés outre-Atlantique, dans une quarantaine d’états. Il a racheté, en 2021, le terminal Fenix Marine Services de Los Angeles-Long Beach, premier port américain ; puis, en 2023, Global Container Terminals, qui gère les principaux terminaux portuaires de New York-New Jersey. Et il peut faire valoir que ses navires sont omniprésents sur le trafic maritime transpacifique, à destination et en provenance de cette Asie aussi cruciale que maudite pour Donald Trump.
Rien de neuf sous le soleil pour les pros du transport maritime. Le journal Le Marin a rappelé que deux jours avant le happening de la Maison Blanche le grand rival MSC, numéro un mondial, avait annoncé lui aussi 20 milliards de dollars d’investissements outre-Atlantique. Associé avec le plus gros gestionnaire d’actifs mondial, Blackrock, l’armateur italo-suisse a déroulé le tapis rouge à Trump du côté de Panama. Le duo a racheté au hongkongais Hutchison la compagnie Panama Ports Company (PPC) qui gère les terminaux à conteneurs de Balboa et Cristobal, les deux estuaires du canal que Washington veut « désiniser ».
Dans la stratégie de « relocalisation » martelée par le 47ème occupant de la Maison-Blanche, le transport maritime, plus encore que l’automobile, est en première ligne. Et MSC comme CMA-CGM ont des choix à se faire pardonner… Pas plus tard que le 5 décembre 2024, le premier a commandé dix porte-conteneurs géants « Megamax » au chantier naval chinois de Changxing. Leur livraison est prévue au plus tard pour 2028 – à la toute fin du deuxième mandat de Trump. CMA-CGM a, lui, commandé douze porte-conteneurs géants au chantier naval de Jiang nán, en Chine, qui lui seront livrés entre 2028 et 2029. Double ligne rouge : de fabrication chinoise, ces bateaux prennent aussi en compte le réchauffement climatique nié à Washington ! Les porte-conteneurs commandés par MSC carbureront en effet au GPL. Et on le voit mal faire machine arrière, alors que le fret maritime est l’un des plus gros émetteurs de CO₂, mais aussi de méthane (CH₄) et de protoxyde d’azote (N₂O). Mauvaise pioche pour les deux armateurs européens qui ont depuis longtemps damé le pion aux Américains.
En revanche, Saadé se dit prêt à construire des porte-conteneurs outre-Atlantique. Dans les 20 milliards de dollars annoncés, CMA-CGM va se doter d’« entrepôts et de plateformes de pointe », pour l’automobile en particulier, autre secteur dans les turbulences trumpistes, et dans la création d’un centre de recherche et développement à Boston qui fonctionnera avec des ingénieurs des grands de la « tech » américaine – d’où sont issus les oligarques du nouveau pouvoir MAGA.
Nul ne l’ignore, c’est sur les océans que se joue la puissance nord-américaine. Les sept flottes de l’US Navy constituent toujours et de loin « l’invincible armada » planétaire. En revanche, le transport maritime civil états-unien a plutôt des airs d’« invisible armada ». Le pays-continent ancré entre deux océans est totalement dépendant des big four MSC, CMA-CGM, Maersk (Danemark), Cosco (Chine). Côté construction navale, aucun de ses 154 chantiers, répartis dans 29 États et aux Îles Vierges, n’arrive à la cheville des géants chinois ou sud-coréens. Plutôt que de rouvrir Alcatraz, le shérif Trump serait plus inspiré de relancer les chantiers navals.