Louise : l’émotion est-elle coupable ?
Lisant une de mes lettres qui critiquait la réaction des médias Bolloré à l’effrayant meurtre de la jeune Louise, tuée dans l’Essonne début février, Christine Clerc m’a adressé le texte ci-dessous, qui pose un problème journalistique important et que je reproduis bien volontiers, avant de lui répondre.
PAR CHRISTINE CLERC
Pourquoi vous, Laurent Joffrin, emporté par votre combat contre le « leitmotiv de l’ensauvagement du pays », semblez oublier combien la mort d’une enfant a bouleversé vos propres amis et votre propre famille ?
Nous l’avons tous aimée, cette petite fille au grand bonnet de laine mauve à pompons, si candide à 11 ans, malgré son sourire narquois et ses très bons résultats scolaires. Tous, nous avons imaginé sa gentillesse lorsqu’elle accepte de montrer un chemin en forêt à un jeune homme tellement surexcité par son échec au jeu qu’il doit lui paraître un peu malade, le pauvre. En apprenant qu’elle lui a résisté moins de dix minutes avec son cartable, ses cris et ses ongles avant de tomber, criblée de coups de couteau, dans les feuilles mortes, comment ne pas être bouleversés ? Comment ne pas penser à sa mère, qui partit à sa recherche, folle d’inquiétude, à peine trente minutes après l’heure habituelle du retour de l’école ? Et à son père, si digne qu’il se refuse, lui aussi, à porter des accusations ? Et à tous ces petits enfants des écoles qui ont eu si peur de mystérieux assassins avant qu’ils ne rejouent, dansent et rient comme la victime ne le fera plus jamais ? Et à ces professeurs qui ne cessent de penser à leurs collègues assassinés, Samuel Paty et Dominique Bernard ?
Mais voilà : est-ce parce qu’elle se nommait Louise, un prénom d’autrefois et le signe d’un attachement de sa famille à une tradition française ? Ou parce que plusieurs médias d’une droite réputée « réac » comme Valeurs Actuelles, le JDD et CNews, sans oublier « Frontières » (un magazine que j’avoue ne pas connaître mais que Patrick Cohen présentait le 13 février sur Radio France comme un « média identitaire d’extrême-droite ») se sont empressés de faire de cette tragédie une conséquence de l’immigration ?
Louise n’était pas morte depuis une semaine que le chagrin et l’effroi devant la recrudescence de la violence faisaient place à une polémique gauche contre droite. L’assassin, Owen L., 23 ans, ayant été arrêté et n’étant nullement un immigré errant sans papiers mais plutôt un fils de cadres propriétaires d’une maison proche de celle des parents de Louise, n’était-ce pas la preuve que la presse de Vincent Bolloré, comme celle de Bernard Arnault, cherchaient à exploiter le malheur d’une famille française pour tirer l’opinion à droite ?
Ne s’agissait-il pas, pour ces richissimes propriétaires et pour de nombreux journalistes, de convaincre lecteurs et auditeurs que le nombre annuel des « mis en cause » n’avait pas progressé, comme on peut le lire dans les rapports de police et de gendarmerie, de 16% seulement depuis 2016, mais de 30 à 40% ? Dans le camp d’en face, au contraire, ne fallait-il pas affirmer, comme Patrick Cohen, « le nombre d’homicides a même reculé l’an dernier pour la première fois depuis 2020 » ? Éternel débat, très français, entre « le sentiment d’insécurité » et la réalité de la progression du mal dans les petites villes comme dans les grandes, dans les écoles comme dans les hôpitaux…
Mais où était donc passée l’émotion collective ? Tout à sa démonstration, Cohen n’en manifestait guère. Et pourquoi vous, Laurent Joffrin, connu pour être à la fois un historien lucide et un écrivain sensible, pourquoi avez-vous semblé vouloir, à votre tour, prendre vos distances par rapport à ce « fait divers » qui a tant ému le peuple ? Quelques heures après Cohen, et sous le titre « La gauche à nouveau piégée » – comme si vous imaginiez déjà l’effet que produirait votre plaidoyer ! – vous vous déclariez en colère contre « la fanfare Bolloré, la trompette Pascal Praud , le trombone JDD et la crécelle Frontières ». Emporté par votre combat contre le « leitmotiv de l’ensauvagement du pays », on eut dit que vous alliez oublier combien la mort d’une petite fille avait bouleversé vos propres amis et votre propre famille. Car vous entendiez ramener ce pays à la raison . « Ça, c’est les hommes, me disait une jeune consœur, grand reporter Prix Albert Londres. Ils ne veulent pas donner l’impression que leur émotion altère leur jugement. » Peut-être a-t-elle raison, même si l’on a connu des hommes – François Mitterrand, par exemple – qui n’auraient pas hésité à manifester leur émotion . Alors, pourquoi ne pas s’essayer de confronter le jugement de deux confrères à celui de deux consœurs ?…
Mais parlons de l’assassin. Bien entendu, on ne peut pas aborder dans un court édito tous les angles d’un « fait divers ». Pourtant, comment ne pas s’interroger sur l’enfance d’un garçon complexé devenu, à 23 ans, le tueur d’une petite fille – sans être mû, comme on l’avait cru, par un soudain désir sexuel ? Owen est-il « anormal » ou trop représentatif d’une jeunesse « addict » aux petits écrans et à leurs images de plus en plus violentes ? Cela pourrait être le sujet d’un roman noir. Cela mériterait en tout cas une sérieuse réflexion. J’aimerais la lire dans un de mes journaux préférés, « Le Journal Info ».
CC
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LA RÉPONSE DE LAURENT JOFFRIN
« Les hommes ne veulent pas donner l’impression que leur émotion altère leur jugement ». Voilà un rappel qui sonne juste. C’est un fait que le commentaire d’un crime atroce, quand bien même il voulait corriger une exploitation politique critiquable, ne saurait passer sous silence l’émotion que le meurtre d’une jeune fille répand à juste titre dans l’opinion, et chez chacun d’entre nous. Cette émotion, je l’ai ressentie comme vous et comme tant de Français, mais je ne l’ai pas exprimée. Mauvaise habitude de l’éditorialiste, tout à sa démonstration, à sa volonté de ramener le débat public à une indispensable rationalité, mais qui s’abstient de prendre en compte l’indignation générale et, du coup, se fait moins entendre.
Il fallait, à mon sens, relever les outrances et les mensonges diffusées par les médias Bolloré, si pressés d’attribuer le meurtre, en l’occurrence, à un inexistant étranger en situation irrégulière, réflexe partisan, injuste et xénophobe puis, leur mensonge une fois réfuté, par le fait, à un « ensauvagement » général qu’il me paraît nécessaire de contester. Mais à condition de prendre la mesure de la compassion qu’appelait bien sûr l’horreur du forfait. Pertinente remarque de Christine Clerc, donc.
En revanche, je maintiens que l’exagération volontaire, qui est la marque de l’extrême-droite poursuivant un dessein politique, doit être dénoncée. Non pour nier l’insécurité qui mine la vie de tant de quartiers, mais pour en prendre la mesure, pour poser un diagnostic plus exact et jeter les bases d’une politique de sécurité adéquate, qui s’appuie sur la sanction – ô combien nécessaire – mais aussi sur l’analyse des causes plus profondes de la criminalité, celles-là même que Christine Clerc mentionne à la fin de son article. Telle était mon intention, qui me paraît légitime, même si je retombe ici dans la froideur du débat de raison.
LJ