Mon ami Cabu

par Laurent Joffrin |  publié le 06/01/2025

Trente ans de compagnonnage avec le dessinateur de presse le plus doué de France, un souvenir lumineux, douloureux, et un honneur.

Le dessinateur Cabu lit Charlie Hebdo dans les bureaux de l'hebdomadaire satirique, le 15 mars 2006 à Paris. (Photo by JOEL SAGET / AFP)

Il y a dix ans, déjà, au jour de l’an 2015, nous avions passé le réveillon avec lui, au milieu d’une bande ripailleuse, à rire, à boire, à chanter des chansons de Trenet, qu’il connaissait par cœur, à parler encore et encore politique, sur le mode Libé ou Charlie. Une semaine plus tard, au journal, rue Béranger, j’avais soudain reçu un appel, une voix féminine, hoquetant, qui me criait qu’ils étaient tous morts, ou presque, que Philippe Lançon était vivant mais qu’il n’avait plus le bas de son visage. Au web, on m’apprit qu’une fusillade avait eu lieu à Charlie. Effarement et peur…

J’avais sauté sur mon scooter jusqu’au boulevard Richard-Lenoir fermé par la police. Dans la foule, je vis sortir les survivants, le regard halluciné, et j’entendis les noms des victimes, Tignous, Charb, Wolinski et les autres, dans une sinistre litanie. Et Cabu, l’ami Jean, qui ne chanterait plus Trenet, laissant son épouse Véronique seule avec son chagrin. Au retour, le vent ne séchait pas mes larmes. Le lendemain Libé sortait avec sa une « Je suis Charlie » et la première phrase de l’édito : « Ils ont tué Cabu… »

Jean-Claude Guillebaud, éditeur au Seuil, m’avait présenté Cabu trente ans plus tôt. Il devait dessiner un livre, « Cabu en Amérique » ; il y fallait un texte-légende : nous partîmes donc pour New-York avec mon ordinateur laborieux et son crayon magique. Je découvris Cabu, sa candeur d’enfant perdu et son acuité de reporter impitoyable, sa culture qu’il n’étalait jamais et les poches percées de son inépuisable générosité. Pendant les entretiens, il prenait une serviette en papier ou déchirait un bout de la nappe et officiait silencieusement sous la table. À la fin du dialogue, il exhibait son dessin avec un sourire en coin, un portrait sarcastique de l’interlocuteur plus vrai que nature. Sa facilité était un tour de prestidigitateur permanent : il dessinait assis, debout, couché, à genoux, dans les trains, les avions les taxis, les hôtels et les bars. Il en était sorti une vision terrible de l’Amérique, dont il admirait les paysages et détestait les valeurs.

Je l’avais revu souvent à Paris chez moi, chez lui, et surtout dans les bistrots, où il disparaissait toujours avant le dessert, puis revenait discrètement s’asseoir. Toujours, au moment de partir, je m’apercevais que la note était réglée, que nous soyons deux ou quinze. Il avait dessiné le faire-part de mon mariage, qui trône sur notre cheminée. À Cannes, je l’avais suivi quand l’équipe de Charlie vint sur le tapis rouge pour la projection du documentaire sur le procès qui avait suivi la publication des caricatures de Mahomet. Un an après, nous avions travaillé ensemble pour la confection du numéro spécial Libé-Charlie à l’anniversaire du procès. Nous ne savions pas que ces dessins hilarants dont nous étions si fiers étaient aussi un arrêt de mort.

Trois décennies de compagnonnage épisodique mais fidèle, ponctué d’éclats de rire, sur une musique du grand Charles. Cabu était le meilleur des hommes et le meilleur des dessinateurs de presse, toujours juste, toujours drôle, toujours engagé, pour la paix, pour l’écologie, pour la liberté. Il détestait les armes, les censeurs et les curés. Ses trois ennemis se sont fondus en un seul, un fanatique armé d’une kalachnikov et d’un dogme religieux en acier qui a cassé son crayon pour toujours. Cabu a succombé d’être trop libre. Des crétins se sont mis à dénigrer cette irrévérence, croyant qu’il fallait ménager les dévots pour ne pas diviser la société. Ils se trompaient lourdement : c’est l’esprit de Cabu qui nous réunit et nous animera toujours, quoi qu’il arrive.

Laurent Joffrin