13/ Offensive : Jusqu’où iront les Ukrainiens ?
Du bras de fer qui est en train de se jouer dépend en partie le sort d’une guerre où tout est possible
C’est un étrange mouvement de balancier qui s’est enclenché sur le front. Au Nord-est, l’offensive éclair de l’armée ukrainienne a percé les lignes russes, sauté la frontière et est allée se ficher dans les flancs de la grande ville de Koursk, en plein territoire russe. À 350 kilomètres au sud, dans le Donetsk, en Ukraine occupée, les Russes avaient, eux, lancé une offensive massive en sens inverse, qui a percé et menace sérieusement le flanc est. Quel est le lien entre les deux fronts ? Et la finalité de ce jeu de dominos ? Reprenons.
Le 3 août dernier, les Forces spéciales entrent en Russie, suivi par des brigades d’élite mécanisées. À l’endroit même où on s’attendait à une prochaine invasion, l’ouverture d’un nouveau front au nord de la grande ville de Kharkiv, par les Russes. D’ailleurs, ils ont déminé la frontière pour faciliter leur propre passage et seuls quelques unités de gardes-frontières et des conscrits occupent, mal, le terrain. Des militaires ont bien remarqué et alerté sur l’intensification des bombardements ukrainiens, mais l’État-Major est resté inerte : « Des bombardements ? …Eh bien, nous n’y pouvons rien ».
Quand les forces de Kiev pénètrent en territoire russe en détruisant tout sur leur passage, c’est la sidération. À Moscou et dans les capitales étrangères. Comment ? Ces Ukrainiens, qu’on disait exsangues, sur la défensive depuis un an et qui se font grignoter jour après jour par l’ours russe, sont capables d’inventer une opération-éclair, dans le plus grand secret, avec un plan tactique sophistiqué ? Sidération. La percée devient offensive. Le 5 août, ils contrôlent 300 km2 et 20 villages. Le 7 août, 600 km2 et 35 villages. Le 9 août, 900 km2 et 55 villages.
En face, les Russes s’effondrent, paniquent, évacuent les civils, plus de 120 000, de la région de Koursk. Les conscrits lèvent les bras, se rendent, 320 prisonniers, annonce Kiev. Et la débâcle continue. Le 12 août, 1300 m2 et 84 villages. Il faut attendre le 16 août pour que des troupes plus solides, amenées en urgence, stabilisent le front.
Bilan, un coup militaire, politique, psychologique. Le front est enfoncé, Poutine est humilié, l’Ukraine euphorique, les Russes ébranlés de voir des soldats étrangers chez eux pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale. À Koursk ! Le lieu de la plus monumentale bataille de chars de l’histoire de la guerre. L’emblème de la victoire.
L’objectif de Kiev est multiple : créer une « zone tampon », soulager les populations de la frontière autour de Soumy, sous le feu écrasant des obus venus de l’autre côté de la frontière russe, prendre un territoire toujours bon à négocier lors d’accords éventuels et booster le moral des troupes et de la population. Même sous les missiles russes à Odessa, à 800 km du front, l’air est plus léger depuis quelques jours. Mais le but suprême est aussi, et surtout, de forcer les Russes à se désengager du front du Donetsk pour venir à la rescousse de Koursk. Sauf que…
À Pokrovsk, l’offensive russe, commencée le 18 juillet dernier, n’a toujours pas faibli. Au contraire. Les Russes ont lancé 45 assauts. 145 affrontements ont eu lieu sur les dix fronts de l’Est. Et ils progressent, avalent un village ici ou là, jusqu’à parvenir à 16 km de Pokvrosk. Un village de plus ? Non. Soixante mille habitants, et surtout une ville à la hauteur de Kramatorsk, 150 000 habitants, quartier général des unités ukrainiennes à l’Est depuis la guerre de 2014, des dépôts de carburant, de munitions et le centre névralgique d’un nœud de communications routières et ferroviaires. Il y a urgence. Et le risque de voir Pokrovsk se transformer en cauchemar façon Bahkmout, des mois de combat rue par rue, une ville rasée, 20 à 30 000 morts de deux côtés. Une saignée.
À quoi bon tenir une enclave en terre russe si l’on doit continuer à reculer chez soi ? D’autant qu’il faut ravitailler, loin, au Nord, des forces qui seraient bien utiles à l’Est. Une fois le choc et l’effet spectaculaire passés, il reste l’échiquier militaire, vu d’ensemble, son urgence, ses enjeux. Ils sont simples.C’est un véritable bras de fer qui est en train de se jouer entre Koursk, la Russe et Kramatorsk l’Ukrainienne.
À Moscou, Poutine ne peut pas accepter que l’armée ukrainienne le défie à deux pas d’une des plus grandes villes historiques de son royaume, Koursk, et peut-être aussi Belgorod. S’il en a les moyens, il doit mobiliser et repousser l’intrus, transformer l’action, certes audacieuse, en coup d’épée dans l’eau.
À Kiev, le président a beau affirmer que l’objectif est de « repousser la guerre sur le territoire de l’agresseur, » il est surtout de tenir dans le Nord en espérant que l’offensive et l’occupation finiront par payer, en desserrant l’étau qui risque d’étrangler ses troupes sur le front de l’est. De là dépend la transformation d’une percée-éclair, un coup d’éclat, en victoire tactique d’un été de tous les dangers.
Jusqu’où iront les Ukrainiens ? Le plus loin possible, tant qu’ils en auront la force.