Perturber les grands événements sportifs, un nouveau mode d’action
Conçues afin de militer pour le climat, ces opérations se sont développées ces dernières années, tout en suscitant des réactions contrastées.
C’est devenu presque banal. Alors que vous regardez, devant votre télé, un match de foot, de tennis ou la finale d’un Grand Prix de Formule 1, plusieurs personnes surgissent soudainement dans le champ des caméras en courant, souvent une banderole à la main, le poing levé en l’air, avant d’être interceptées par la sécurité. Parfois, les commentateurs évoquent des « militants écologistes » et parfois, les caméras changent si rapidement d’angle qu’on les aperçoit à peine.
Verra-t-on ce type d’image lors des Jeux olympiques et paralympiques 2024 ? Difficile à dire. Mais une chose reste certaine, ce type d’action sera traqué par le déploiement inédit de policiers français, mais aussi qataris, espagnols, allemands, polonais, mobilisés pour l’occasion.
Chercheurs en sociologie et management du sport, nous scruterons nous aussi ces prochains Jeux olympiques et ses éventuelles perturbations par des militants écologistes, après avoir étudié ce phénomène via une campagne d’entretiens qualitatifs ainsi qu’un recensement extensif de cinquante événements sportifs perturbés entre 2010 et 2024 issu de la presse écrite nationale et internationale.
Un travail à travers lequel nous avons tâché de comprendre comment cette façon de militer pour le climat s’est développée tout en suscitant des réactions contrastées. Voici les premiers constats que nous avons pu en tirer.
Si des activistes du climat s’invitent de plus en plus lors des grands événements sportifs internationaux, c’est moins pour dénoncer leurs impacts sociaux et environnementaux, aussi importants soient-ils, que pour se servir de leur caisse de résonance médiatique à différentes échelles et diffuser un message d’alerte vis-à-vis de problématiques environnementales, notamment liées au réchauffement climatique.
Que ces événements soient ponctuels, comme la Coupe du monde de football en 2022 ou celle de rugby en 2023, ou bien récurrents, comme Roland-Garros ou le Tour de France, leur diffusion garantit chaque année les meilleures audiences télévisuelles, notamment en France. Près de 4 milliards de téléspectateurs visionneront ainsi les Jeux olympiques et paralympiques 2024, soit plus de la moitié de la population mondiale. Une audience colossale et rarement atteinte lors d’événements non sportifs.
Si leur intensité récente interpelle, les perturbations d’événements sportifs ne sont pourtant pas nouvelles, y compris chez les militants écologistes. Déjà, en 2013, le match de football de Ligue des Champions entre le FC Bâle et Schalke 04 était interrompu à la suite d’une action de quatre militants de Greenpeace, descendus en rappel du toit du stade pour déployer des banderoles dénonçant le sponsor de la compétition (Gazprom).
Plus récemment, en 2021, un autre militant de Greenpeace atterrissait par accident en ULM sur le terrain de l’Allianz Arena de Munich, juste avant le coup d’envoi d’une rencontre de football entre l’Allemagne et la France. À cette occasion, et suite à la blessure de deux individus, l’organisation écologiste s’était néanmoins excusée sur les réseaux sociaux en affirmant que « cette action n’a jamais eu l’intention de perturber le jeu ou de blesser des gens », le pilote devant, selon le plan initial simplement survoler le stade et laisser tomber un ballon en latex sur le terrain.
L’année 2022, un tournant dans la perturbation d’événements sportifs
Depuis l’été 2022, les incursions de militants écologistes ont cependant évolué en fréquence comme en nature. Présenté par ces militants eux-mêmes comme l’« été de la perturbation sportive », la saison sportive 2022 signe de fait l’émergence de ce phénomène et son extraordinaire déploiement à l’international.
Parmi les 50 cas identifiés entre 2010 et 2024, seulement 6 actions ont été menées en 2010-2021, contre 25 en 2022 et 18 en 2023, principalement au mois de juillet (12). Plusieurs grandes compétitions sportives ont ainsi été perturbées, et parfois interrompues, entre les mois de mars et juillet 2022 : quatre matchs de Premier League, la demi-finale de Roland-Garros opposant Martin Čilić à Casper Ruud, le Grand Prix de Formule 1 de Grande-Bretagne à Silverstone ou encore cinq étapes du Tour de France.
De nouvelles organisations écologistes se distinguent alors par des objectifs radicalement différents, de plus en plus tournés vers l’interruption des événements sportifs. Parmi les 50 cas identifiés, 30 (60 %) ont donné lieu à une interruption du jeu, dont 29 après 2022. La plupart des autres actions ont été rapidement déjouées par les membres de la sécurité. Désormais, dans une forme de « stratégie boomerang » qui s’appuie sur la résonance internationale pour faire pression sur le gouvernement national tout en le contournant, leurs actions visent expressément à la perturbation de compétitions sportives par des actions de désobéissance civile qui cherchent à attirer l’attention médiatique.
Si la visibilité du message porté par l’organisation reste son objectif principal, l’interruption du jeu est assurément un moyen d’encourager le traitement médiatique des actions. Une stratégie qui semble efficace puisque les étapes du Tour de France 2022 qui ont été perturbées ont, par exemple, produit davantage d’articles de presse. C’est le cas des étapes 10 et 19 par exemple avec 64 articles, tandis que les étapes perturbées mais non interrompues (étapes 3, 15 et 20) n’ont donné lieu qu’à 4 articles.
Le même constat peut être effectué en Angleterre avec la Premier League de football, où l’interruption du match Everton-Newcastle pendant 7 minutes a généré plus d’articles de presse (64) que lors des trois autres matchs « seulement perturbés » la même semaine (13), à savoir Arsenal-Liverpool, Wolverhampton-Leeds United et Tottenham-West Ham.
Le « Réseau A22 » : scandaliser pour alerter à l’international
La forte progression de ces perturbations depuis deux ans correspond également à la création du « Réseau A22 » baptisé ainsi en écho à son mois de lancement en avril 2022. Il coalise des organisations écologistes dans onze pays à travers le monde, dont les plus actives sont Dernière Rénovation (France), Just Stop Oil (Royaume-Uni) ou Letzte Generation (Allemagne). Les membres de ce réseau ne suivent pas une coordination centrale, mais sont tout de même à l’origine de 30 perturbations d’événements sportifs (60 %). Les autres peuvent être attribuées à Extinction Rebellion (8), Greenpeace (4) et d’autres organisations (8), notamment animalistes. C’est surtout en Angleterre (16), en France (11), ainsi qu’en Allemagne et en Belgique (5) que l’on relève le plus d’actions visant des grands événements sportifs.
Sans surprise, les disciplines sportives visées sont variées, mais se concentrent surtout autour de sports à fort impact médiatique comme le football (12), le cyclisme (9), le tennis (8), ainsi que le sport automobile et le rugby (4). Si leur mode d’action peut être divers, le plus plébiscité reste la tactique du lock-on (16), qui désigne des blocages physiques consistant à s’attacher une partie du corps à un équipement ou infrastructure pour empêcher l’accès à certains espaces et rendre l’évacuation plus difficile pour les forces de l’ordre. On relève également des sit-in (8) ainsi que des jets (11) de confettis, de poudre orange, aux couleurs de l’organisation Just Stop Oil, ou encore de pièces de puzzles sur deux terrain de Wimbledon 2023. Achetés par les militants dans les boutiques officielles du tournoi avant les matchs, leur vente a depuis été retirée.
En ciblant ces événements, l’objectif est bien de susciter la controverse en vue d’inscrire les thématiques environnementales à l’agenda médiatique. Les militants jouent ainsi avec les règles du jeu de la communication et des grands événements sportifs internationaux dans une forme de « militantisme par embuscade », ou d’ambush activism, qui consisterait à bénéficier de la visibilité médiatique d’un événement sans y avoir été convié, à l’instar de ce que l’on peut appeler l’ambush marketing.
Les militants profitent de la diffusion de l’événement en direct pour s’adresser aux (télé) spectateurs et toucher un plus large public. Les actions des organisations du « Réseau A22 » peuvent ainsi être inscrites dans la lignée de celles des suffragettes et d’Act Up, caractérisées selon Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault par des stratégies de scandalisation qui suscitent des réactions contrastées chez les acteurs ciblés.
L’interruption des compétitions sportives, un mode d’action clivant
Généralement interrogés a posteriori par les médias sur ces actions militantes jugées clivantes, les sportifs sont de fait assez contrastés dans leurs réactions, mais apparaissent plutôt défavorables, notamment lorsqu’ils s’expriment spontanément. Mais au-delà des acteurs de l’événement et du public visé par l’action militante, l’enjeu reste de toucher un large public. Or, le choix de perturber des grandes compétitions sportives semble susciter de nombreuses critiques et une forme d’incompréhension, notamment chez les amateurs de sport, qui se trouvent naturellement être les premiers confrontés.
Des réactions souvent véhémentes du public (huées et sifflets) accompagnent d’ailleurs généralement le déroulement de ces actions. Elles rendent difficile la mesure de leur succès réel, tant les actions de désobéissance civile conditionnent traditionnellement leur efficacité à la sympathie générée par leurs militants pacifiques en proie à la violence des autorités.
Mais ces actions visent en réalité moins la popularité du public présent qu’elles ne tentent de renvoyer chacun à sa responsabilité individuelle et à sa passivité face aux problématiques environnementales. Thibaut Cantet, porte-parole et co-fondateur de Dernière Rénovation, assurait ainsi « c’est le risque inhérent aux mouvements défendant les grandes causes : être impopulaires avant d’être légitimés par le plus grand nombre ».
L’indifférence des militants face aux critiques qu’ils provoquent, et dont ils ont parfaitement conscience, pose de fait la question de l’efficacité de ce type d’action et de leur pérennité dans le temps lors des grands événements sportifs, une fois l’effet de surprise passé et face au renforcement sécuritaire des organisateurs des grands événements sportifs internationaux.
Par Titouan Bouhier, Chargé d’étude au laboratoire VIPS2 (Université Rennes 2), Sciences Po Rennes, Hugo Bourbillères, Maître de conférences en STAPS (sociologie et management du sport), Université Rennes 2, et Rech Yohann, Maître de conférences, sociologue du sport, Université Rennes 2, Université Rennes 2.
Article paru dans The Conversation