Pourquoi nous exigeons la libération de Boualem Sansal 

publié le 17/01/2025

On peut aimer ou ne pas aimer l’écrivain franco-algérien. Mais on ne peut réduire au silence un écrivain au motif que ce qu’il écrit gêne ou déplaît (*).

Par Bernard Cazeneuve

L'ancien Premier ministre Bernard Cazeneuve, en 2018. (Photo Joël SAGET / AFP) • Boualem Sansal, écrivain franco-algérien, en 2015. (Photo Ulf Andersen / Aurimages)

Depuis le 24 novembre 2024, un écrivain est enfermé dans les geôles algériennes. De quoi s’est-il rendu coupable aux yeux de ses accusateurs ? D’aimer la liberté et d’avoir les yeux grands ouverts sur un régime dont il a dénoncé sans relâche, et avec courage, l’autoritarisme et la corruption des dirigeants. Par son œuvre et par son engagement, il nous oblige à poser un regard implacable et lucide sur le fondamentalisme religieux, sur la nature des dictatures qui bafouent les libertés conquises de haute lutte et sans lesquelles, les droits essentiels de la personne humaine sont réduits à néant.

Lequel d’entre nous, dont l’attachement aux valeurs universelles portées par l’esprit des Lumières est demeuré intact, pourrait aujourd’hui ménager son soutien au combat de Boualem Sansal contre les formes les plus actuelles du totalitarisme, qu’il soit politique ou religieux, et contenir son indignation lorsqu’il s’agit d’exiger sa libération immédiate ? Sauf à renoncer à tout ce qui fonda notre nation de citoyens et à effacer de nos mémoires le sens profond du combat de ceux qui s’employèrent, au XXe siècle, à affranchir l’Algérie de sa tutelle coloniale, il n’y a pas de réserves légitimes ni audibles au devoir moral de dénoncer l’inacceptable. Car les mouvements de libération qui jalonnèrent les siècles passés ont étanché leur soif d’espérance à une même source, qui constituait aussi une promesse, celle du respect des convictions de chacun et de la possibilité de les voir s’exprimer sans contrainte, en vertu d’une conception élevée de la civilisation humaine et de son indivisibilité.

Du refus légitime de toute domination, surgissait une irrépressible aspiration à la reconnaissance de la dignité de citoyens devenus libres. Ainsi, en soutenant le combat d’un écrivain pour la liberté, c’est la détermination de tous les autres intellectuels qu’on encourage, lorsqu’ils témoignent de leur attachement aux principes de l’État de droit, et se montrent résolus à ne jamais laisser dans l’ombre leur abandon, brutal et lâche. C’est aussi de la force et de la crédibilité que l’on transmet à ces sentinelles lorsqu’elles pointent, au péril de leur vie, les dérives de pouvoirs depuis trop longtemps corrompus, indifférents au sort de leurs propres peuples.

Des accusations ineptes dont Boualem Sansal est l’objet, on déduit surtout la justesse de son engagement depuis près de trente ans, en faveur d’une certaine idée de la vérité et de la justice. Les procès en trahison, orchestrés par les régimes autoritaires à l’encontre d’esprits libres, sont généralement le plus bel hommage qui puisse leur être rendu, même s’il se paie du prix de leur liberté et s’apprécie à la lumière des souffrances engendrées par le traitement inhumain qui leur est réservé.

L’écrivain franco-algérien, détenu sur le fondement d’accusations fantaisistes, est âgé et malade. Ses conditions de détention ne garantissent pas qu’il pourra bénéficier de tous les soins que justifie son état de santé. Son avocat, Maître François Zimeray, n’a pas pu encore lui rendre visite, alors même que le respect des droits de la défense justifierait qu’il puisse être écouté et défendu.

C’est d’abord dans l’œuvre de Boualem Sansal qu’il nous faut trouver les arguments pour le défendre et la force de le soutenir dans l’épreuve qu’il traverse et ce, aussi longtemps qu’il sera nécessaire. Ses romans sont en effet une constante évocation des valeurs qui nous inspirent, lorsque nous aspirons à le voir libérer, de même qu’ils constituent la somme des arguments les plus convaincants à opposer à ceux qui instruisent contre lui un procès inique, destiné à faire oublier la scandaleuse injustice de son sort, en cherchant à entacher sa réputation. Déjà, dans son roman Dis-moi le paradis, tout était dit de sa vision d’un pays qu’il aime et auquel il cherche à épargner de nouvelles épreuves. Au terme d’une description presque clinique de l’Algérie contemporaine, Tarik, personnage central de son récit, décrit un système politique et économique rongé par la corruption. Il constate, en s’en désespérant, la trahison, par un pouvoir oligarchique, des espoirs portés par une génération qui s’est battue pour l’accession de l’Algérie à l’indépendance et dénonce l’impasse politique et démocratique que constitue la tentation islamiste.

Dans sa lettre ouverte à ses compatriotes, Poste restante : Alger, il accentue sa critique d’un pouvoir dont il pointe les dérives et les conséquences funestes qui en résultent pour un peuple malmené. La censure s’exerce alors à son encontre et la violence se cristallise sur son nom. Tout cela ne témoigne-t-il pas d’une hostilité délibérément entretenue, dont son arrestation fut le point d’orgue prévisible ? On ne peut que saluer la bravoure de Boualem Sansal lorsqu’il décide de participer, en 2008, au Salon du livre de Paris, dans un contexte dominé par la polémique engendrée par certains pays arabes, au motif qu’Israël en est l’invitée d’honneur. Celui qui publie alors Le Village de l’Allemand explique, dans une défense qui rappelle l’universalisme qui l’inspire, que « la littérature n’est pas juive, arabe ou américaine, puisqu’elle raconte des histoires qui s’adressent à tout le monde ».

On ne peut faire grief à un écrivain d’investir la littérature de vertus qu’il aimerait voir la politique faire siennes, en pensant peut-être naïvement, que si par la coalition des cœurs ouverts et des esprits lucides, cela venait à se produire, l’humanité s’épargnerait bien des tragédies : celles engendrées par les guerres et la violence des États, lorsque la préoccupation du bien commun et de la paix est foulée aux pieds par des dictatures cyniques. Les mêmes qui le soupçonnent des pires trahisons mettront sans doute sur le compte du complot, dont il serait l’auteur, son engagement, en octobre 2012, avec le soutien de l’écrivain israélien David Grossman et celui du Conseil de l’Europe, en faveur de « l’Appel de Strasbourg pour la paix ». Dans les mois qui suivront son lancement, cet appel sera signé par plusieurs centaines d’écrivains du monde entier, témoignant de leur attachement aux droits humains fondamentaux, à la démocratie, et à la paix.

On peut aimer ou ne pas aimer Boualem Sansal. On peut ne pas adhérer à tous ses choix et se montrer critiques à l’égard de certains d’entre eux. Il en est souvent ainsi de la confrontation des idées. Mais on ne peut réduire au silence un écrivain au motif que ce qu’il écrit gêne ou déplaît. Ne pas être capable de se battre pour la liberté de ceux qui pensent et écrivent, c’est renoncer à l’idée même du débat intellectuel, à la liberté, à la démocratie. Ne pas exiger la libération d’un écrivain emprisonné, ne pas demander qu’il soit reconnu dans ses droits, c’est admettre qu’il peut exister une justice sans humanité, c’est-à-dire une justice dont les décisions seront rendues contre l’humanité elle-même.

Bernard CAZENEUVE
Ancien Premier ministre

(*) Article publié dans l’Opinion.