Quand la jeunesse s’ennuie…
Le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté reprend l’expression de Lamartine de 1839, « quand la France s’ennuie » dans une chronique du journal Le Monde, avant l’embrasement de mai que chacun connait, commencé à Nanterre. Rien de tel aujourd’hui parmi la jeunesse des citadelles occidentales.
Tandis que la machine nationaliste s’emballe avec une vitesse et une violence inouïe, la jeunesse, aussi diverse soit-elle, ne bat pas le pavé. Elle ne screene pas davantage sur son portable pour s’organiser numériquement, ne pétitionne même plus en ligne. Elle dort ? Serait-elle plus encline à s’émouvoir de la fermeture de C8 par l’Arcom que de s’indigner face à la redondance des saluts nazis devenus quotidiens sur les écrans ? Certes, leurs aînés ne sont guère plus actifs. L’âge leur permettra d’avancer qu’ils ont donné davantage aboutissant à des succès modestes, mais la condition humaine leur intimait au moins l’ordre d’essayer, quitte à se tromper.
Comment esquisser une hypothèse devant cette léthargie dans l’instant confortable et pourtant hautement imprudente ? Première possibilité, se réfugier derrière la démographie : finis le baby-boom et la part prépondérante de la jeunesse dans une société dont les figures tutélaires et héroïques fomentaient une rébellion pour partie freudienne. Nos sociétés vieillissent inexorablement, le poids des jeunes générations recule plus qu’hier et moins que demain. Après tout, Alain Touraine est revenu sur ces aspects pour expliquer la radicalisation sociale et politique des générations des Trente Glorieuses, si singulières, élevées sur les décombres du nazisme, s’éveillant aux crimes du stalinisme puis du maoïsme. Hervé Hamon et Patrick Rotman le confirmaient dans leur livre Génération, brossant le portrait de ceux qui voulaient alors changer le monde. L’inverse pourrait donc être valable. Reste que l’on est en général plus frais et disposé à entrer en résistance à 20 ans qu’à 50 ou 70, aucune expérience du XXe siècle ne déroge à la règle.
La seconde hypothèse révèlerait de la sidération. Aujourd’hui, elle emporte facilement les esprits les plus rationnels, conscients de l’insoutenable fragilité des valeurs démocratiques et de ce que l’on appelait il y a peu le progrès. La vitesse de la détérioration du rapport de force au détriment des démocraties est telle qu’elle pétrifie les individus autant que les groupes. L’éventuelle renaissance de la bête immonde, évoquée dans le dernier éditorial de Laurent Joffrin, la distanciation encore confirmée à l’égard des élites politiques jouent probablement en défaveur d’une capacité de mobilisation, de prise de conscience des enjeux devenus aigus, de même que la tergiversation des États européens et démocratiques encore debout. Le monde des adultes et des anciens s’effondre ou plus exactement, il mute violemment. De pandémies en bouleversement climatique, de démocratures en illibéralisme, il ne fait objectivement pas bon avoir 20 ans.
La dernière source de causalité serait plus inquiétante. L’écho trouvé dans la jeunesse par les thèses nationalistes, complotistes et racistes est une réalité malheureusement incontournable, mesurée dans l’opinion comme dans les urnes. D’autres se réfugient dans l’abstention, semblant indifférents au destin commun, tandis qu’une minorité fait sienne des thèses absurdes aboutissant au parallèle entre un progressisme qu’elle considère, de bonne guerre, comme insuffisant et des forces qui menacent l’existence même des démocraties. La situation des campus américain a tragiquement illustré cette déraison, peuplant davantage pour les chasses au « sionisme » qu’à la dénonciation de Bannon, Musk, Vance et Trump depuis leur succès. Ce serait donc une défaite idéologique ouvrant la possibilité du pire.
Si tel était le cas, il ne servirait à rien de se retourner avec nostalgie sur les glorieuses générations passées. Tout juste faudrait-il que la génération qui pousse ses derniers feux et la suivante soient davantage au chevet des plus jeunes en leur rappelant cette sentence de Françoise Giroud : « Ainsi commence le fascisme. Il ne dit jamais son nom, il rampe, il flotte, quand il montre le bout de son nez, on dit : C’est lui ? Vous croyez ? Il ne faut rien exagérer ! Et puis un jour on le prend dans la gueule et il est trop tard pour l’expulser ». D’autant qu’en cas de catastrophe, ce sont bien les plus jeunes qui paieraient massivement l’addition.