Ruffin excommunié

par Laurent Joffrin |  publié le 12/09/2024

La France insoumise se déchaîne contre le député de la Somme, coupable d’avoir dévoilé de l’intérieur la cynique stratégie des Insoumis. Et ouvert un débat décisif sur la stratégie de la gauche.

Laurent Joffrin

Quelle dégelée, camarade, quelle dégelée ! Les plus anciens se souviendront des insultes staliniennes adressées aux déviants du communisme : Sartre la « hyène dactylographe », les dissidents « hitléro-trotskistes », les « vipères lubriques » du réformisme, etc. Imitatrice appliquée, la France insoumise a décidé de concurrencer le PC des années cinquante dans la vindicte verbale, en déchaînant son ire sur son ancien allié, François Ruffin, coupable d’avoir décoché quelques vérités désagréables au parti mélenchoniste et à son chef.

Danièle Obono, députée LFI : « C’est toi la honte » ; Aurélien Saintoul, député LFI : Ruffin emploie une « formule immonde ». Sébastien Delogu, député LFI : Ruffin est « pitoyable ». Aurélien Le Coq, député LFI : Ruffin a entrepris de « recracher les éléments de langage du Rassemblement national » ; Julie Garnier, députée LFI : Ruffin n’est qu’un « fantôme de Doriot », ce dirigeant communiste exclu du PCF en 1934 et devenu collabo fanatique portant l’uniforme nazi. Excusez du peu…

Quel est donc le crime du député de la Somme ? Dans un livre titré Itinéraire, Ma France en entier, pas à moitié, il critique « une gauche qui a renoncé » et a fait le choix de « l’abandon » d’une partie de la population. Et en particulier son ancien camarade Mélenchon, accusé de communautarisme galopant, méprisant les classes populaires non « racisées » (les « petits blancs », quoi…), acharné à bâtir un socle politique sur la « jeunesse des quartiers », filmé en train d’expliquer à ses partisans que « là se trouve la masse des gens qui ont intérêt à une politique de gauche. Tout le reste, on laisse tomber, c’est perdre son temps ».

Ruffin confesse qu’il a lui-même mis la main à la pâte en pratiquant le « tractage au faciès », qu’il qualifie de « honte ». Selon lui, dans certains quartiers d’Amiens-Nord, proposer un tract avec la tête de Jean-Luc Mélenchon à un potentiel électeur « racisé » de La France insoumise est synonyme de « succès presque assuré » tant le nom du leader de LFI sert de « passe-partout. » En revanche, face à d’autres potentiels électeurs « non-racisés », ce même nom devient « un verrou. »

Et d’aggraver son cas sur BFM en livrant son diagnostic : « Face à une extrême droite qui construit des murs entre les vrais Français et les pas vraiment Français, une extrême droite qui construit des murs entre la vraie France des clochers et la mauvaise France des quartiers, […] est-ce que la gauche doit construire d’autres murs ou construire des ponts ? ». Langage républicain s’il en est. Il est vrai qu’il avait déjà, il y a un an, commis le forfait de lèse-orthodoxie insoumise en se qualifiant lui-même de « social-démocrate ». Horresco referens…

Ruffin, au fond, reste un universaliste, rejetant sans le dire le catéchisme « décolonial » importé des États-Unis, qui voit la société en factions ethniques séparées et hostiles, entre les « Français de souche » d’un côté et les minorités « racisées » de l’autre. Cette opposition irréductible, disent les décoloniaux, se substituerait à l’antique lutte des classes des marxistes. Césure dont Jean-Luc Mélenchon voudrait faire ses choux gras en flattant, entre autres, leur hostilité à Israël. Le « pont » dont parle Ruffin, c’est l’espérance commune en une société plus juste, qui reste et doit rester la boussole de toute gauche.

La question ne se pose pas seulement à la France insoumise. Il y a quelques lustres, une note de la fondation Terre Nova avait, elle aussi, fait assaut d’américanisme stratégique en suggérant que la gauche devait désormais, à la manière du Parti démocrate américain, construire une alliance entre minorités immigrées et bourgeoisie intellectuelle des villes et des entreprises, abandonnant de facto le terrain ouvrier à l’extrême-droite. Lourde faute politique qui laisse le champ libre au RN pour rallier les classes populaires.

Ruffin, finalement, dans une version plus radicale, en tient pour la tradition sociale-démocrate d’unification des travailleurs autour d’un projet commun d’émancipation, quelle que soit leur origine ou leur religion. Un discours sincère et ardent, dont les sociaux-démocrates plus anciens, plus traditionnels, devrait tirer quelques leçons. En disant à Ruffin, à tout le moins : bienvenue au club !

Laurent Joffrin