Safar, ou le voyage des idées

par Alfred de Montesquiou |  publié le 29/08/2025

Aussi originale qu’érudite, cette BD s’empare du travail universitaire pour retracer avec finesse l’histoire du Coran en Europe.

"Safar", illustré par Ernesto Anderle, sous la direction éditoriale de Maurizio Busca et John Tolan, avec Mercedes García-Arenal, Jan Loop et Roberto Tottoli, éditions Petit à Petit

C’est une sorte d’ovni littéraire. Une BD retraçant les travaux d’un consortium d’universitaires fait d’historiens, de théologiens et de philologues, qui décident d’étudier le cheminement des Coran sur le continent européen. Décrit comme tel, l’œuvre paraît ambitieuse, voire pointue. C’est pourtant le pari audacieux que relève avec brio « Safar » (le voyage, en arabe), transformant les travaux d’une cinquantaine de chercheurs en aventure graphique captivante. 

Car Safar ne raconte pas l’islam, mais bien l’Europe face à l’islam. Chapitre après chapitre, les auteurs décortiquent les mécanismes de réception d’un texte étranger, montrant comment la peur initiale de « la secte mahométane » se mue progressivement en admiration esthétique sincère.

Dès les premières planches, on comprend qu’on ne lira pas ici une synthèse historique. Le dessinateur Ernesto Anderle déploie un trait nerveux et moderne qui dynamise instantanément le propos. Le voyage commence en 1142 avec Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, arpentant les routes d’Espagne pour commander la première traduction latine du Coran. Sa motivation ? Connaître les thèses du rival religieux pour mieux le combattre. Mais l’histoire est bien plus subtile qu’une simple confrontation. On découvre ainsi au fil des chapitres comment Martin Luther envisageait de s’appuyer sur le Coran pour critiquer les catholiques, et comment Goethe, puis les poètes romantiques du XIXe siècle, furent peu à peu séduits par la beauté littéraire du texte sacré musulman.

L’une des révélations les plus saisissantes de la BD, outre la fascination de Napoléon pour l’islam au cours de son expédition en Égypte, concerne le rôle méconnu des exégètes juifs du XIXe siècle. Ces érudits, tout juste admis dans les universités allemandes, révèlent l’étendue des emprunts coraniques à la Torah et à la Misnah, et deviennent les passeurs d’une compréhension plus fine de la tradition musulmane, illustrant la complexité des échanges inter-culturels européens.

Safar, illustré par Ernesto Anderle, sous la direction éditoriale de Maurizio Busca et John Tolan, avec Mercedes García-Arenal, Jan Loop et Roberto Tottoli,  éditions Petit à Petit, 128 pages, 21,90€.

Alfred de Montesquiou