Sur la place Rouge, Poutine le conquérant
Pour le défilé du 9 mai, le président russe met en scène sa « grande guerre patriotique » contre les démocraties, en triturant l’Histoire.

Le soleil sur la place Rouge, les régiments avançant au pas cadencé devant la tribune, les soldats nord-coréens dispersés parmi les vétérans, les vieux chars T-34, ceux-là même qui ont permis au maréchal Joukov d’enfoncer les troupes allemandes après leur défaite de l’hiver 1942-43 à Stalingrad : rien n’a manqué pour cette cérémonie du 80ème anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Depuis toujours le défilé de la victoire de la « grande guerre patriotique » est un rituel où les Russes se souviennent des 27 millions de vies sacrifiées pour barrer la route aux puissances de l’Axe. Avec Poutine cette date a pris une autre dimension : l’anniversaire est devenu la clef de voûte de son appareil idéologique. Ce vendredi 9 mai 2025, le maître du Kremlin a voulu donner un éclat exceptionnel à l’événement, il a peu parlé de l’Ukraine mais il s’est payé le luxe de donner une leçon de géopolitique à sa manière.
Pour la quatrième année consécutive, le 9 mai a lieu en pleine guerre contre l’Ukraine : sur les 11.000 soldats qui ont défilé, 1500 ont combattu sur le front ukrainien. En faisant vibrer la mémoire de la victoire sur l’Allemagne nazie, Poutine a voulu faire croire que la Russie tout entière soutenait la bataille en cours. Depuis le premier jour de « l’opération militaire spéciale » de février 2022, la propagande officielle martèle que celle-ci vise à « dénazifier » le régime ukrainien. « Notre pays, a-t-il assuré, se battra contre « le nazisme, la russophobie, l’antisémitisme ».
Tableau édifiant : à la droite du président russe, le visage impassible du président chinois Xi Jinping, plus loin, le Brésilien Lula, le Vénézuélien Maduro, les délégations du Vietnam, de l’Arménie ou de Cuba. On gardera en mémoire qu’il y avait une faille dans le front du refus européen : défiant les injonctions de l’UE, le Premier ministre slovaque Robert Fico était à la tribune. On retiendra encore la présence du chef de l’état serbe Alexsandar Vusic et celle du président des Serbes de Bosnie, Milorad Dodik, pourtant recherché par la justice bosniaque. Ce n’est pas une surprise, le régime russe soigne ses relations diplomatiques avec le monde serbe en utilisant l’influence de la sphère orthodoxe.
Le 20 avril, Poutine était à la messe de Pâques en compagnie du Patriarche Kirill de Moscou. Ce dernier a prononcé une homélie qui ressemblait à une justification théologique et politique de la guerre en Ukraine. Pour lui, le conflit impérial en cours est une cause juste puisqu’il s’agit de sauver la civilisation russe contre les nazis toujours au pouvoir à Kiev. Poutine profite aussi de la distraction générale entretenue par les gesticulations intempestives de l’équipe Trump pour avancer ses pions en Serbie, au cœur de l’Europe.
Enfin, le temps fort de la journée est arrivé après les discours. Vladimir Poutine et le président chinois se sont avancés ensemble pour fleurir la tombe du soldat inconnu, un des combattants de la seconde guerre mondiale enterré au pied des remparts du Kremlin. Ce dernier acte rituel porte cette année la marque d’un avertissement solennel : ne pas prendre à la légère l’accord stratégique qui s’est noué voici un an à Pékin. La visite de Poutine de mai 2024 n’avait rien de protocolaire. Au-delà des accords économiques – on a parlé alors d’un « partenariat sans limite » – il existe une convergence fondamentale entre ces deux régimes qui rejettent les valeurs de l’Occident. Peu importe l’avenir de Taiwan pour Moscou, qui pourra toujours compter sur l’entière solidarité de la Chine.
Chaque année, la rhétorique de Poutine se fait plus guerrière. L’homme du Kremlin fait bouillir d’impatience son nouveau compère Donald Trump qui ne comprend toujours pas pourquoi il traîne à accepter un cessez-le-feu. La réponse est simple : Poutine attend de Zelensky qu’il quitte le pouvoir. Pour le Kremlin, les limites du conflit vont au-delà de l’affaire ukrainienne : celle-ci doit déboucher sur une finlandisation de l’Europe centrale.
Une récente note publique des services de renseignement russes a fait du bruit. Elle reprend la vieille idée d’une prédisposition de l’Europe à générer des formes de totalitarisme, conduisant, comme dans les années trente, à des guerres destructrices. Un nouvel ennemi se dessine : le rêve secret de Poutine serait de voir Moscou et Washington unis contre un adversaire commun : « l’euro-fascisme ». Dans ce cas, quatre-vingts ans plus tard, la guerre des empires pourrait recommencer de plus belle…