Syrie : le spectre de la guerre civile

par Pierre Benoit |  publié le 10/03/2025

Le massacre des alaouites à l’ouest du pays fait réapparaître les haines qui minent la fragile unité de la Syrie. Première épreuve pour le nouveau pouvoir.

Un combattant syrien montre le signe de la victoire alors que l'armée du nouveau gouvernement syrien combat les éléments restants du régime d'Assad sur la côte syrienne, près de Lattaquié, en Syrie, le 7 mars 2025. (Photo Asad Al Asad / Images du Moyen-Orient via AFP)

Le drame a commencé au sud de Jablé, une petite ville de la côte syrienne non loin de Lattaquié. Une patrouille des forces du nouveau régime de Damas est tombée jeudi dans une embuscade tendue par des hommes armés. Bilan, treize morts parmi les soldats du pouvoir.

Très vite des escarmouches se sont étendues à la quasi-totalité des bourgs et des villages de la montagne qui surplombent la Méditerranée. Cette région côtière est le berceau de la communauté alaouite qui représente 10% de la population syrienne. Pour beaucoup de Syriens, les alaouites sont assimilés aux cinquante ans de la dictature des Assad, aux treize années d’une guerre civile sans merci qui a pris fin le 8 décembre dernier.

Après la fuite de Bachar El Assad en Russie, de nombreux cadres du régime déchu et d’anciens soldats ont trouvé refuge dans cette région. L’embuscade de Jablé s’est produite le jour même de la création d’un « Conseil militaire pour la libération de la Syrie », commandé par un ex-officier de l’armée de Assad, lui-même originaire de cette ville.

En fin de semaine les troupes placées sous l’autorité du président intérimaire Ahmed Al-Charaa ont lancé une opération de ratissage de grande envergure sur les villes de la côte. Le quartier alaouite de Lattaquié a été encerclé. On a vu apparaître des armes lourdes. Des exécutions de civils ont eu lieu en pleine rue. Le village de Dalieh, considéré comme un sanctuaire religieux alaouite, a été bombardé. Fureur de la communauté alaouite. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’homme le bilan de ces journées sanglantes est de 754 civils alaouites tués. Au moins 273 membres des forces de sécurité ou d’anciens miliciens pro-Assad ont également péri.

Pour se défausser, un porte-parole de Damas a évoqué des « exactions isolées » commises par la foule en réaction « aux assassinats de membres des forces de police ». En réalité, les forces de sécurité du nouveau régime ne sont pas homogènes et sont mal formées. Elles sont en grande partie issues des factions djihadistes qui ont rejoint le mouvement dirigé par Al-Charaa avant sa prise du pouvoir et vouent une haine viscérale aux alaouites, pas seulement parce qu’ils ont été le pilier du régime honni des Assad. Ces ex-djihadistes considèrent que les alaouites, en tant que courant de l’islam chiite, sont des hérétiques.

Dimanche, le président intérimaire Ahmed Al-Charaa a pris la parole dans une mosquée de Damas. Il a annoncé la création d’une commission indépendante pour enquêter sur les violences confessionnelles, traduire en justice les auteurs des tueries. Il a lancé un appel à « préserver l’unité nationale, la paix civile autant que possible, et, si Dieu le veut, nous serons capables de vivre ensemble dans ce pays ». Illustration de son propos le même jour dans une rue de Damas, avec un sit-in de protestation contre les tueries, aussitôt contesté par d’autres manifestants réclamant « un État sunnite ». La police a dû séparer les deux groupes.

Les affrontements de la semaine dernière ont aussi déclenché des manifestations de soutien aux nouvelles forces de sécurité dans les grandes villes du pays. Désormais, les alaouites ont peur, beaucoup sont convaincus qu’il faut s’armer. L’ampleur des exactions réveille le spectre de la guerre civile.

Jusqu’ici, Al-Charaa se présentait comme un rassembleur. Après sa nomination comme président intérimaire en fin janvier, il se fixait comme priorité de « combler le vide du pouvoir, construire les institutions de l’État ». L’ancien djihadiste avait réuni dans son mouvement aujourd’hui dissous, le HTC, plusieurs factions de combattants anti-Assad, certains étant passés comme lui par Daech. Mais tous ne se sont pas adaptés à la nouvelle réalité syrienne avant d’intégrer les forces de sécurité. Il y a un désir de vengeance derrière ces affrontements contre les alaouites. Après de tels exactions, il ne sera pas facile de restructurer une police et une armée nationale.

Al-Charaa n’a plus le temps pour lui. Désormais, il ne faudrait pas que les Druzes ou les Kurdes se sentent à leur tour menacés. Le président intérimaire sort affaibli de ce drame. Pourra-t-il relancer une transition « inclusive » et trouver la confiance des pays occidentaux qui tardent à lever les sanctions contre Damas ? Rien n’est moins sûr.

Pierre Benoit