Syrie : le spectre ottoman
Les nouveaux dirigeants de Damas se répandent en propos rassurants. Mais derrière ces « islamistes nationaux » se profile l’impérialisme turc.
Depuis le 17 décembre, le drapeau tricolore flotte sur la résidence Djisser. Fermée en mars 2012, l’ambassade de France en Syrie a été ouverte par les fonctionnaires du quai d’Orsay. Ils n’étaient pas les seuls à faire le voyage de Damas. D’autres visites de délégations occidentales se sont enchaînées sans désemparer. Tout le monde veut rencontrer les tombeurs d’Assad. Et chacun se pose la même question : à quoi ressemblent ces islamistes, ces anciens de Daech pour beaucoup, qui ont chassé du pouvoir une dictature impitoyable vieille de 53 ans ?
Au lendemain de la victoire des forces rebelles, la France a plaidé pour une transition « pacifique et inclusive ». D’entrée de jeu, le respect des droits et la question des minorités étaient sur la table dans un pays fait d’une mosaïque ethnique et culturelle où l’Islam est majoritaire. Ce cadrage politique résume à lui seul l’ensemble des fameuses « lignes rouges » dont tout le monde parle. En clair, personne n’a oublié le retour des Talibans à Kaboul en août 2021. On disait qu’ils avaient changé. Un an plus tard, les femmes avaient disparu de l’espace public afghan.
La visite la plus spectaculaire de ces derniers jours à Damas est celle des Américains. Barbara Leaf, responsable Moyen-Orient du Département d’état, a eu un entretien avec le chef des rebelles, Ahmed Al-Charaa, de son nom de guerre Abou Mohammed Al-Joulani. Elle est sortie de sa discussion avec un scoop : il s’est engagé à combattre le terrorisme, a-t-elle dit en substance. En échange de quoi, « je lui ai dit que nous abandonnions l’offre de récompense en vigueur depuis quelques années » pour sa capture : une somme de 10 millions avait été mise sur sa tête en 2017.
Ahmed Al-Charaa était apparu le 8 décembre en s’adressant à la foule dans la Mosquée des Omeyyades. Avec sa barbe bien taillée et son treillis vert olive, son image avait fait le tour du monde. Ce 8 décembre, jour de la chute d’Assad, il avait parlé « d’une victoire pour la nation islamique ». Ancien de la branche irakienne de Daech, Ahmed Al Charaa a rompu avec le « djihadisme international » en 2016. Depuis lors, il n’y a que la Syrie qui l’intéresse : en presque dix ans, il s’est construit une image de bon gestionnaire dans la province d’Idlib. Al Charaa a lâché le sabre du djihad mais il n’a pas abjuré sa foi, son horizon politique et culturel reste celui de l’islam. Il sait que les libertés publiques et le statut des femmes seront surveillés à la loupe par les capitales occidentales susceptibles de l’aider à reconstruire son pays. Alors il multiplie les contacts et rassure un à un ses interlocuteurs.
Aujourd’hui, Ahmed Al Charaa porte veste et cravate. On l’a vu discuter dimanche dans un café de Damas avec Hakan Fidan, le ministre des Affaires étrangères turc. Dans un entretien accordé à un journal d’Ankara proche du Président Erdogan, le nouvel homme fort de Damas n’a pas hésité à annoncer que son pays allait entretenir « une relation stratégique » avec la Turquie. Déjà la diplomatie turque mène campagne auprès des Nations unies et des Européens pour qu’ils retirent le HTC de la liste des organisations terroristes. La Turquie est dans les starting- blocks pour aider à reconstruire la nouvelle Syrie.
Jeudi 19 décembre, des manifestants se sont regroupés sur la place des Omeyyades. Des femmes, des kurdes, des chrétiens. Les femmes étaient les plus nombreuses, visages maquillés, encadrés par des foulards islamistes. Devant une caméra, un jeune Kurde a lancé : « si les islamistes nous dominent, ils pourront nous priver de nos droits ». Sa voisine a renchéri d’un ton ferme : « la religion, c’est pour Dieu, faites ce que vous voulez. Mais ici, la terre, c’est pour tout le monde ». Les « lignes rouges » courent déjà dans les rues de Damas.
Les nouveaux dirigeants connaissent ces limites. Le chef du gouvernement de transition désigné par les rebelles doit proposer en mars prochain un projet pour la Syrie. En prenant ses fonctions, il a dit que la gestion de la province d’Idleb que les rebelles ont administré pendant des années étaient « une expérience précieuse ». Certains journalistes ayant parcouru autrefois cette région avaient noté les relations apaisées qui existent entre chiites, sunnites, kurdes ou chrétiens.
A l’échelle d’un pays, c’est une tout autre affaire. La Syrie est morcelée, la moindre vengeance contre la minorité alaouite au pouvoir au temps du clan Assad ou un rejet des chrétiens peut tout faire basculer. On sait que les alliés turcs des nouveaux maîtres du pays vont peser dans la définition de la future Syrie. Éliminer les Kurdes du jeu est une première étape pour Erdogan. Son rêve secret est d’étendre son influence en reconstituant à sa main une nouvelle forme « d’empire Ottoman ».