Tu quoque mi fili
La multiplication des escarmouches entre Marine Le Pen et Jordan Bardella est moins le produit des circonstances que l’affrontement de deux lignes stratégiques qui ont toujours coexisté chez les nationalistes. La réalité européenne les exacerbe.

Bien sûr, la succession de coups reçus par la patriarche des Le Pen a précipité l’affrontement. Perte du père, disparition de l’un de ses avocats, réputé proche, François Wagner, révélations sur l’une des protégées du clan familial, Caroline Parmentier, admiratrice de Philippe Pétain, et peine d’inéligibilité ferme avec exécution provisoire, Marine Le Pen se souviendra longtemps de ce printemps maudit.
La tension avec son dauphin, ne se réduit pourtant pas aux circonstances défavorables du moment, c’est un débat qui traverse l’extrême-droite européenne et qui a longtemps agité les rangs du Front National.
National populisme ou libéralisme conservateur forcément identitaire ? C’est entre ces deux concepts que la galaxie nationaliste oscille. Jean-Marie Le Pen a toujours maintenu une synthèse formelle, reprenant à son compte, au milieu des années 1980, le programme économique de Ronald Reagan, tout en jouant les matadors mussoliniens du quotidien, de « provocations » assumées en clins d’œil formels en direction de la plèbe. Son lieutenant de l’époque en avait fait les frais en la personne de Bruno Mégret, dans un feuilleton de la nuit de Cristal inversée, les SA prenant cette fois-ci le dessus.
En 2017, Florian Philippot quittait à son tour le bunker. Frexiter obsessionnel, libéral sur les questions sociétales, devenu complotiste depuis, il était alors partisan d’un souverainisme transversal et absolu, avec l’objectif d’en revenir au franc.
Aujourd’hui, la brouille entre la marraine et son actuel filleul politique ne relève pas seulement d’une querelle d’égos, mais davantage d’une ligne de partage européenne. Les marionnettistes fortunés de l’extrême-droite, à commencer par Pierre Edouard Stérin, ne s’y trompent pas. Le grand argentier de la nouvelle révolution nationale mise sur le cadet et fabrique des scenarii sondagiers en ce sens. Ceux qui auraient la patience masochiste de regarder CNews, observeront cette nouvelle dynamique pour celui dont trois de ses ascendants sont italiens.
Et c’est bien de l’autre côté des Alpes que se joue effectivement la tragédie nationaliste française. Si Giorgia Meloni compose avec le réel, absorbant un million de travailleurs étrangers pour combler l’hiver démographique italien et les besoins de la péninsule, elle évite aussi toute rupture avec la Commission européenne pour la 3e économie de la zone, autant pour sa manne financière indispensable, que pour ne pas être réduite à une passionaria trumpiste.
L’affrontement à fleurets mouchetés, Bardella – Le Pen, se déroule fréquemment dans les couloirs du parlement de Strasbourg entre deux groupes fratricides nationalistes distincts. Les libéraux conservateurs et très chrétiens de Fratelli d’Italia ne font pas seulement la démonstration de leur poids diplomatique sur la scène européenne, mais ils démontrent aussi leur capacité à s’installer dans le temps, là où Matteo Salvini, vice-président du Conseil et poutinophile revendiqué, n’occupe désormais plus que les marges.
Toujours en soutien à Marine Le Pen, encore en visite en France lors du mini-sommet du Loiret du 10 juin, il est lui-aussi l’héritier d’un national populisme qui colle mal avec le libéralisme assumé de sa présidente du conseil. Dans ce contexte, les références récurrentes de Bardella pour la romaine de 48 ans, comme les sorties sur le ras l’bol fiscal ou l’asphyxie des normes, sont un signe qui ne trompe pas. Le ni gauche ni droite d’une génération de Le Pen, slogan refourgué des ligues factieuses des années 1930, ne correspond pas au même projet de regroupement des droites sous direction nationaliste. Ce n’est ni le même électorat, ni les mêmes politiques économiques.
Dans ce duel à distance, Eric Ciotti, chantre de la bourgeoisie azuréenne conservatrice et chrétienne choisira nécessairement le plus jeune, comme Marion Maréchal, tête de gondole de l’identitarisme chrétien et réactionnaire. Cela autorise deux conclusions provisoires. Lorsque les nationalistes sont à quelques encablures du pouvoir, la fêlure originelle et doctrinale du fascisme les affaiblit toujours. L’importance pratique de l’UE, comme réalité politique, financière et carcan institutionnel, est une difficulté supplémentaire dans l’application de leur agenda nationaliste, raison pour laquelle ils la haïssent tant. Enfin, même si les progressistes sont en difficultés, même si la gauche multiplie les initiatives stupides sans lendemain, la seule haine en partage ne suffit pas à établir un programme cohérent. C’est l’ultime répit à saisir pour relever la tête.