Un monde sans droit
Les adeptes de la realpolitik vont partout répétant que le droit international n’a plus de sens et que seule compte la force. Est-ce un progrès de la civilisation ? Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette épreuve : faire du droit international autre chose qu’un vœu pieux.
Le droit international s’effondre. Certes il faut se méfier de tout angélisme. Le retour de la force s’avère parfois inéluctable Regardons en face les derniers événements au Proche-Orient. Les États-Unis et Israël ont attaqué l’Iran sans aucune « base juridique » pour le faire. Mais l’Iran, depuis un demi-siècle, menace de rayer l’État hébreu de la carte du monde et finance le terrorisme en Occident : fallait-il lui laisser disposer de l’arme nucléaire ? Qui a raison et qui a tort ? Camus disait : « la vérité à toujours un pied dans le camp d’en face. »
Après la Seconde Guerre mondiale, la création des Nations Unies, les Conventions de Genève, la Déclaration universelle des droits de l’homme, il était légitime d’espérer l’avènement d’un ordre mondial régi par des règles communes. Aujourd’hui ces normes sont piétinées avec une désinvolture croissante. La scène internationale ressemble à ce que décrivait déjà Shakespeare : une histoire de fous racontée par des idiots.
Cela n’excuse en rien ces diplomates qui courent les radios pour vanter la réalpolitik. Il faut se remémorer ce que disent les psychanalystes : le réel c’est quand on se cogne. Et nos excellences se sont beaucoup cogné ces temps-ci.
Les États-Unis, depuis Trump, ne cachent plus leur désengagement du multilatéralisme : retrait de l’accord de Paris, suspension de leur contribution à l’OMS, mépris affiché pour la Cour internationale de justice. La Chine, tout en se réclamant du droit international, pratique un expansionnisme maritime unilatéral en mer de Chine méridionale, contraire aux décisions de la Cour permanente d’arbitrage (affaire Philippines c. Chine, 2016). Quant à Israël, son conflit armé à Gaza soulève à nouveau, de façon urgente la question du respect des droits humains. La guerre aujourd’hui se fait… sans déclaration de guerre ! Et en matière commerciale même débandade : l’Organisation du commerce, roulée dans la farine par la Chine, n’était déjà plus que l’ombre d’elle-même quand le Président Trump lui a donné le coup de grâce.
Les principes du jus in bello — distinction entre civils et combattants, interdiction des armes aveugles, respect des prisonniers — sont outrageusement bafoués. L’invasion de l’Ukraine, commencée en 2014 et intensifiée en 2022, constitue une violation manifeste de l’article 2 – 4 de la Charte des Nations Unies, qui interdit « le recours à la force contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un État ».
Même la Cour pénale internationale (CPI), pourtant indépendante, se heurte à la réalité politique. Son mandat d’arrêt contre Vladimir Poutine en 2023 n’a produit aucun effet concret, et nombre d’États refusent encore de coopérer avec la juridiction.
Le droit des réfugiés et des migrants illustre en même temps l’érosion silencieuse d’un pilier humaniste. Là encore, les principes fondateurs du droit international — notamment la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés — sont régulièrement oubliés. Partout on assiste aux pratiques de « pushbacks » illégaux aux frontières (Grèce, Pologne, Croatie), on criminalise les ONG qui sauvent des migrants en mer (Italie), et on signe des accords douteux avec des pays tiers pour externaliser la gestion de ses frontières (Libye, Tunisie, Rwanda et même Australie !).
La Commission des droits de l’homme de l’ONU proteste, mais sa voix est inaudible. L’UNHCR (Haut-Commissariat pour les réfugiés) est marginalisé, réduit à des communiqués sans aucun effet.
Il est pourtant une région du monde où le droit veut encore dire quelque chose : l’Europe occidentale. Notre continent, autrefois ravagé par des siècles de conflits sanglants, a vu s’opérer au XXe siècle une mutation sans précédent : le remplacement de la guerre par le droit. Comme l’espérait René Cassin, aux heures les plus sombres de notre histoire.
De 1870 à 1945, la France et l’Allemagne se sont affrontées dans trois guerres majeures. Pourtant, depuis le traité de Rome le droit international est devenu l’outil de la réconciliation. Les États ont transféré volontairement des compétences à des institutions communes, crée une Cour de justice, et ont soumis leur droit national a des règles supérieures. Résultat : depuis 1945 aucune guerre n’a opposé deux États membres de l’Union européenne.
Céder à la fatalité serait une faute morale et historique. Comme l’écrivait le grand juriste Hans Kelsen : « Le droit n’existe que s’il est effectif. » Nous sommes aujourd’hui confrontés à cette épreuve : faire du droit international autre chose qu’un vœu pieux.
L’histoire nous enseigne que les grandes crises peuvent être des opportunités de refondation. La Première Guerre mondiale a donné naissance à la Société des Nations et aux premiers mécanismes de sécurité collective. La Seconde Guerre mondiale a engendré l’Organisation des Nations Unies, le système de Bretton Woods et les fondements du droit international moderne. La Guerre froide a favorisé l’émergence d’accords visant à limiter le surarmement.
Ces précédents historiques démontrent que les moments de crise peuvent catalyser l’innovation institutionnelle et juridique. Les défis inédits du 21ème siècle devraient être l’occasion de repenser entièrement l’architecture juridique mondiale pour reconstruire des règles du jeu adaptées aux nouveaux enjeux géopolitiques et technologiques. C’est cette tâche qui devrait mobiliser notre diplomatie. L’heure n’est plus aux dépêches creuses et aux conférences inutiles. Face à la fatigue des institutions et au cynisme des puissants, il faut réinventer le droit international.