Védrine : ce qu’il faut faire face à Trump
L’ex-ministre des Affaires étrangères voit dans le désordre mondial instauré par Donald Trump un changement tectonique où les États-Unis régressent d’un siècle. Face à une Amérique redevenue nationaliste et mercantiliste, et qui rejette toute régulation, la bataille sera violente. Les Européens doivent réagir d’urgence.

Depuis le 20 janvier, Donald Trump nous sidère ?
Il faut prendre toute la mesure du phénomène. L’élection de Trump traduit une volonté populaire américaine de corriger la mondialisation délocalisatrice qui a été trop loin et aussi de donner un coup d’arrêt au progressisme américain des 50 dernières années, surtout dans sa version woke. Il faut oublier notre Amérique du 20ème siècle, de Woodrow Wilson à Joe Biden, et comprendre que nous sommes revenus à une Amérique du 19ème siècle, nationaliste et mercantiliste, mais avec en plus le dollar, le budget de la Défense et l’intelligence artificielle !
Les gentils Européens sont, avec les Canadiens, les moins préparés à affronter ce choc qui contredit et menace de pulvériser tout ce à quoi ils ont cru ces dernières décennies. Toutes les puissances dans le monde se demandent comment gérer leurs intérêts vitaux dans la pétaudière mondiale de Trump. Poutine attend, et guette ; la Chine va pratiquer une sorte de patience stratégique en attendant que Trump s’enlise ; l’Arabie va tergiverser ; Netanyahou va essayer d’en profiter au maximum. Mais les Européens, eux, ne peuvent pas attendre. Ils sont déjà confrontés à des choix sans précédent depuis la guerre. Cela va être très dur, mais c’est indispensable. Il faut s’y préparer.
Qu’implique le mercantilisme de Trump ?
Le mercantilisme de Trump implique tout simplement que les États-Unis veulent exporter un maximum et importer un minimum. Le pourront-ils ? C’est un autre sujet. Trump peut avoir des résultats à coups de taxes et de menaces mais il va être vite confronté à ses contradictions : relance de l’inflation, imbrication des chaînes de valeur, etc. On verra donc comment il réagira. L’Union Européenne doit donc, elle, réagir de façon « proportionnée » comme elle l’a annoncé, mais aussi tenable dans la durée, et s’apprêter à résister aux manœuvres de Trump et de ses alliés oligarques de la tech pour l’intimider et diviser ses membres. Le problème pour les Européens en 2025 sera de rester homogènes, y compris, en parallèle, par rapport à la Chine, alors que des pays comme l’Allemagne, qui a déjà perdu le gaz russe bon marché, et ne peut pas en plus se passer du marché chinois, défendra le pragmatisme.
Va-t-il poursuivre sa politique contre l’immigration ?
Bien sûr ! Contre l’immigration illégale, qui est massive. Et il aura sur ce point un grand soutien populaire, y compris chez les Latinos, surtout quand il s’agit de trafic de drogue et de fentanyl. Mais comme l’économie américaine a besoin de beaucoup de migrants, dans l’industrie et l’agriculture, et de migrants hautement qualifiés dans la tech, il sera obligé à la fin de maintenir une politique d’immigration, mais beaucoup plus contrôlée et mieux choisie. Comme d’ailleurs devront le faire, après bien des convulsions politiques, tous les pays européens.
Et à l’international, peut-il mettre la main sur le Groenland ?
C’est dans ce domaine qu’il est le plus stupéfiant. Donald Trump croit dans les États-Unis (MAGA), pas dans la « communauté » internationale, il n’a que faire des règles du droit international – par ailleurs très souvent violées. Il a une vision continentale de l’Amérique du Nord et la notion d’alliés n’a aucun sens pour lui. On ne peut donc rien exclure. Cela ne veut pas dire qu’il va se lancer dans des opérations de conquête territoriale à l’ancienne, mais il peut obtenir beaucoup par ses menaces. Après, cela dépendra des capacités de résistance de chacune de ses cibles, et des coalitions qui se constitueront, ou non, pour décourager Trump, détourner son attention.
Quelles vont être les conséquences de sa politique pour l’Ukraine ?
Je constate que les Européens sont sidérés que Trump commence à mettre en œuvre ce qu’il a maintes fois annoncé ! La conversation téléphonique entre Trump et Poutine n’est qu’un début. C’était tellement impensable que cela n’a pas été pensé, ou refoulé. Comment remettre dans le jeu l’Ukraine et les Européens après cet « électrochoc », pour reprendre la formule du Président Macron ? Il faut reconnaître que nous avons peu de cartes en main, mise à part la proposition astucieuse de Zelensky de réserver les terres rares d’Ukraine aux États-Unis. Ce qui évoque lointainement le célèbre pacte du Quincy entre le roi d’Arabie et Roosevelt. Mais l’Ukraine d’aujourd’hui est plus faible que ne l’était l’Arabie à l’époque.
Quoi qu’il en soit, il faut tout faire pour essayer. C’est surtout la discussion sur l’engagement qui sera demandé à plusieurs pays européens pour garantir l’éventuel futur cessez-le-feu qui sera très difficile. Comment l’assumer devant leurs opinions, ou leur Parlement, s’il n’y a pas, en plus, une garantie américaine, indépendamment de l’OTAN, puisque Trump a confirmé la position de Biden, qui était de ne pas intégrer l’Ukraine dans l’OTAN ? Pour le moment, l’équipe Trump écarte en tout cas toute présence militaire au sol. On verra ce week-end si la conférence de Munich sur la sécurité apporte des éléments nouveaux. La question demeure : qu’est ce que feraient ces contingents européens en cas de violation du cessez-le-feu ? Il faut se préparer dès maintenant avec les alliés européens au sommet de l’OTAN qui doit avoir lieu au printemps, et qui sera particulièrement difficile.
Et sur le Proche-Orient ?
Les propositions de Trump sur Gaza sont encore plus ubuesques que choquantes. Il ne pourra pas à la fois endosser les positions de nettoyage ethnique de l’extrême-droite israélienne, et donc prendre le risque de déstabiliser complètement la Jordanie et l’Égypte, indigner 1,6 milliard de musulmans, et obtenir que l’Arabie Saoudite se réengage dans les accords d’Abraham sans rien obtenir pour les Palestiniens, ce que Netanyahou refuse obstinément. La position de l’Arabie Saoudite sera donc déterminante. Comme cela sera sans doute impossible pour elle de trancher clairement, elle va essayer de gagner du temps.
En revanche, il n’est pas exclu que Trump donne son feu vert à une nouvelle opération israélienne contre l’Iran, ce qui du point de vue de Benyamin Netanyahu est très tentant. Mais en réalité c’est moins central que la question palestinienne, qui est à la source de tout.
Trump use-t-il de la force des États-Unis comme le ferait un dictateur ?
Il est totalement indifférent à la façon dont les autres pays le qualifient. N’oubliez pas qu’il a obtenu la majorité des grands électeurs et du vote populaire. Cela peut sidérer mais il est démocratiquement incontestable. Ensuite, il va rencontrer un véritable soutien, y compris dans beaucoup de pays européens, dans sa lutte contre les bureaucraties et aussi pour éradiquer le wokisme. Nombreux seront ceux qui vont soutenir ces deux politiques, de façon plus ou moins avouée, même s’ils détestent Trump.
Après, il va s’empêtrer dans ses contradictions, être un peu gêné par la guérilla judiciaire déclenchée par ses opposants, et il ne pourra pas supprimer toute l’administration ! Donc, la situation va se stabiliser d’ici un an. Dès début 2026, il devra se préoccuper des élections des midterms. D’ailleurs, ses équipes disent bien qu’ils veulent changer l’Amérique en 18 mois.
Il refuse toute régulation ?
Sauf la leur, et encore ! Le vice-président J.D. Vance qui représente l’Amérique isolationniste milite pour pas du tout de régulation. C’est dans l’espoir de neutraliser la capacité régulatrice de l’Union Européenne qu’Elon Musk et les autres oligarques américains de la tech se sont mis derrière Donald Trump. Leurs cibles sont les régulations européennes des réseaux sociaux, héritage de Thierry Breton : le Digital Market Act (DMA), le Digital Service Act (DSA), le Digital Governance Act (DGA), le Data Act et l’Artificial Intelligence (AI) Act. Avec ces cinq réglementations, l’Union européenne a en principe les moyens de résister, mais là aussi, la bataille va être rude.
Le plus grave, c’est l’écologie ?
Oui, c’est dans le domaine de la transition écologique, vitale au sens premier du terme, que ses décisions déjà annoncées sont les plus désastreuses. On peut parler à son sujet, s’il confirme ce coup d’arrêt, de « voyou écologique ». Et d’ailleurs, je ne serai pas étonné qu’un jour on redéfinisse le concept de crime contre l’humanité pour désigner non pas seulement des horreurs contre des populations dont on pense qu’elles symbolisent l’humanité, alors qu’il s’agit là d’une mise en danger réelle de l’espèce humaine toute entière. On n’en est pas là. Mais l’urgence est de nous organiser pour continuer cette transition, cette écologisation, malgré les obstacles, poursuivre les COP avec le plus grand nombre de pays, d’entreprises, et de scientifiques, y compris américains. Cette régression américaine tragique va permettre à la Chine de se positionner en leader de l’écologisation, bien au-delà de la seule voiture électrique (ce qui, peut-être, fera bouger Trump).
Comment se présente la question de la défense de l’Europe avec Trump ?
Il ne faut jamais oublier que ce sont les Européens qui ont demandé aux États-Unis de les protéger : l’Alliance atlantique et l’OTAN ont été créés à leur demande. Les États-Unis n’étaient pas seulement des alliés, ils étaient surtout un protecteur. S’ils ne le sont plus vraiment, les alliés européens – je ne parle pas de l’UE qui n’a ni compétence ni légitimité dans ce domaine – devront négocier entre eux sur la façon d’organiser un pilier européen de l’Alliance Atlantique, et d’aborder les questions inédites telle que : qui commanderait ce pilier européen (combinaison à trouver entre les États-Unis, le commandant en chef des forces de l’OTAN, et un commandant en chef, à inventer, du pilier européen) ? Et quelle autorité politique donnerait des ordres à cette entité ? Et comme cela n’a rien à voir avec l’idée que les français se sont faits depuis longtemps de la « Défense européenne », il va falloir innover et trancher les nœuds gordiens, dans la douleur.
En conclusion, pour réagir au mieux et défendre nos intérêts vitaux, il faut prendre toute la mesure de ce changement tectonique où la sidération et les attentes globales redémontrent s’il le fallait que l’Amérique reste la première puissance mondiale et que « l’Europe » a encore le plus grand mal à s’assumer comme puissance, ce à quoi Trump va peut-être la forcer.
Propos recueillis par Valérie Lecasble
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Dictionnaire amoureux de la géopolitique de Hubert Védrine (Auteur), Alain Bouldouyre (Dessins), édition Plon, 608 pages, 27€, sortie le 20 février 2025